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Chroniques
Sylvano Bussotti
pièces avec piano
Depuis la naissance de ce media (2003), rares furent les occasions d’entendre la musique de Sylvano Bussotti [lire notre chronique du 26 septembre 2012]. Assez régulièrement joué jusque dans les années quatre-vingt, souvent dans le cadre de festivals spécialisés, le travail du Florentin semble avoir du mal à convaincre les décideurs et les interprètes d’aujourd’hui, a fortiori le mélomane trentenaire qui, s’il n’est point assez curieux pour chercher de lui-même, par-delà l’actualité des salles, est laissé dans l’ignorance.
Quelques opus avaient pourtant fait leur chemin, comme le poème symphonique pour quatuor à cordes et orchestre I semi di Gramsci (1962, révisé en 1971 , création à Rome en 1972), le vasteRara Requiem (1969 ; création à Venise en 1973) dont l’inspiration donne la mesure de l’artiste, ou encore l’opéra-ballet Lorenzaccio (1968, révisé en 1973 ; création à Venise en 1973), « melodramma romantico danzato in cinque atti » où s’expriment, durant plus de trois heures, les diverses impulsions créatrices du compositeur, sans oublier Le bal Mirò (1981 ; création la même année à Venise), « balletto pantomima » sur un argument du poète Jacques Dupin, spécialiste de l’œuvre du célèbre plasticien catalan qui réalisa la scénographie du spectacle. En des temps où la seule évocation du marquis faisait frémir les plus pantocratoriennes assises, c’est principalement par La Passion selon Sade (1965 ; création la même année à Palerme) que se répandit le nom de Bussotti, et, en dépit d’une discographie honorable, c’est une nouvelle fois par ce titre que le créateur polymorphe, à l’intarissable fantaisie, était récemment remis sous les projecteurs [lire notre chronique du 23 novembre 2017].
Sylvano Bussotti (né en 1931) n’a certes pas cessé d’écrire, comme en témoignent plusieurs pages d’un intérêt certain, telles Tieste la tragedia (1993 ; création à Rome en 2000), Nuit du Faune (1991 ; création la même année à Francfort) ou Ermafrodito (1999 ; création à Turin en 2002), toutes destinées à la scène – le concerto pour orchestre et la pièce pour voix et guitare qui ferment cette liste convoquent chorégraphie et vidéo, quand la première est un semi-opéra. Enregistré par le maître en compagnie de quatre pianistes, le présent CD rend compte d’une inventivité toujours en émoi, avec des œuvres conçues entre 1982 et 2011, et même une incursion dans le passé. En quatrième position de ce disque, découvrons PER TRE, troisième volet des Sette fogli, una collezione occulta (1959), recueil au graphisme mystérieux. Sans être à proprement parler un compositeure-pianiste, l’imagination du Toscan s’est concentrée sur le piano à partir duquel ses idées sont nées, vers d’autres horizons. Il a néanmoins élaborée sa propre langue pianistique, d’abord héritière de la série enseignée par Luigi Dallapiccola puis par Max Deutsch, mais vite tributaire de préoccupations personnelles quant à la notation musicale. La fin des années cinquante est marquée par la rencontre de John Cage et de sa théorie du hasard, à Darmstadt. De là résultent plusieurs pièces déterminantes, dédiées au pianiste et compositeur étasunien David Tudor, dont PER TRE et son énigmatique aura fragmentaire, ici joué dans le clavier, sur la caisse et à même le cordier par Giovanni Mancuso et Aldo Orvieto, aux côtés de Bussotti.
Un bond dans le temps, avec La vergine ispirata pour « clavecin et autres claviers », commande de l’État français conçue en 1982 pour Elisabeth Chojnacka qui, à l’Ircam, en assura la première au printemps suivant. Aux pianistes précités se joignent Ciro Longobardi et Debora Petrina, le compositeur tenant la partie de clavecin, tandis qu’Alvise Vidolin se charge de l’électronique en temps réel. Là encore, une notation particulière transmet les souhaits de Bussotti, dans une œuvre ouverte, selon la terminologie admise. À lire la notice que signe le musicologue Veniero Rizzardi (co-fondateur des Archives Luigi Nono), il faut admettre ne guère percevoir assez précisément au disque un opus spatialisé, ce qui n’empêche pas d’en apprécier la fascinante énergie.
En 1984, treize pièces s’inspirant de photographies noir et blanc, qui jalonnent la vie de Bussotti, sont réunies sous le titre Fogli d'album. L’une de ces feuilles s’appelle Le pietre di Venezia – « au pied d'un pont vénitien, l’image des marches et du pavage se fait échiquier où placer les notes », explique Rizzardi. Les inserts aquatiques du traitement électroacoustique (le magicien Vidolin, toujours) associés au piano d’Orvieto et à celui, joué sur les cordes, de Claudio Ambrosini, font entendre l’image, pour ainsi dire. Le soir du 28 février 1986 était assassiné dans une rue de Stockholm le premier ministre suédois Olof Palme. Afin de rendre hommage au réformateur qui paya de sa vie des prises de position courageuses, la commune de Cadoneghe, située en périphérie de Padoue, commande une œuvreà Sylvano Bussotti ; Andrea Pestalozza la créait en septembre 1987. Aldo Orvieto livre une page à la densité paradoxale dans cette écriture aérée, dont les attaques drues ne sont pas sans rappeler l’expérience de PER TRE.
En 1995, la Radio Hongroise (Magyar Rádió, Budapest) commandait à l’Italien Bartók-Busoni, courte pièce acoustique, sous-titrée « caprice d’après trente-quatre mikrokosmos », dont nous découvrons l’élégante et changeante trame par Giovanni Mancuso. Elle évoque un matériau exclusivement bartókien tout en faisant référence, par le titre seulement, à l’art busonien de la transcription et de l’extrapolation. Dans un esprit apparenté, 12 Folie d’après François Couperin le Grand pour violon et piano, avec laquelle nous entrons dans la production récente du compositeur (2008), visite à sa manière le Grand Siècle. Au delà de ce premier degré d’approche, le recueil voyage dans plusieurs opus bussottiens, dans l’enfance et l’apprentissage du violon, etc. Sous l’archet de Carlo Lazari, avec Orvieto au clavier, cette appropriation prend une teinte proche des extensions d’un Berio, colorées d’une simplicité si brillamment feinte qu’elle génère un déjà-entendu de rêve éveillé.
Après cette halte dans une manière inattendue, penchons-nous sur l’œuvrequi donne son titre à l’album, développée sur quatorze minutes. La notice du CD montre un extrait de la partition de Quattri pianoforti, reproduction qui laisse entrevoir l’éternel souci de la notation et la clarté du rendu calligraphié. Écrite en 2011, la partition juxtapose vingt-quatre pages où les durées ne sont pas forcément précisées et où apparaissent des réminiscences des premiers pas compositionnels – Variazioni eroiche de 1946, écrites à l’âge de quinze ans. Ciro Longobardi, Giovanni Mancuso, Aldo Orvieto et Debora Petrina s’en font les serviteurs zélés. Un disque hautement recommandable, dont il faut aussi saluer l’excellente prise de son.
BB