Chroniques

par bertrand bolognesi

Simone Movio
Libro di terra e d’incanti

1 CD Kairos (2020)
0015070 KAI
"Libro di terra e d’incanti" de Simone Movio, un CD paru chez KAIROS

Né à Turin il y a près de quarante-sept ans, le poète italien Andrea Bajani, dont les vers sont désormais accessibles en langue française via trois recueils traduits par Vincent Raynaud chez Gallimard (Toutes les familles, Me reconnais-tu et Si tu retiens les fautes), nourrit une œuvre écrite par Simone Movio pour six instruments (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle et piano) auxquels s’adjoint un soprano, Libro di terra e d’incanti. Conçue de 2016 à 2019, nous la découvrons grâce à la gravure de Beat Furrer à la tête de l’ensemble mdi, éditée sous label Kairos. Le compositeur a retenu dix-huit extraits de Promemoria, paru chez Einaudi (2017), où une soixantaine de poèmes brefs parcourt une liste de tâches à accomplir. Dans cette profusion d’obligations pragmatiques et quotidiennes, qu’a précisée une grand-mère, sourdent peu à peu états d’âme et sentiments, angoisses et projets, au fil d’une course volontiers tragicomique transmise par un rythme travaillé, très personnel. Le compositeur distingue trois thèmes dans ce parcours – « la mort, les mots et l’enfance » (notice du CD) –, si bien que le cycle musical s’articule en trois pages vocales : « un andante hérité des madrigalistes des XVIe et XVIIe siècles (la mort), un scherzopreste et contrasté, souvenir flou d’un moment de jeu (les mots) », enfin l’enfance, à travers un « grand adagio concertant qui rappelle les structures baroques ». Des moments instrumentaux ponctuent cette suite chantée, amorcée par un prélude et conclue dans un postlude.

Dès le bref Preludio, on retrouve avec bonheur le raffinement particulier qui, respirant en l’absence de percussion, fait la signature de Simone Movio [lire nos chroniques de Logos II et du CD Tuniche]. À l’énigmatique introduction instrumentale se superpose la voix parlée de Livia Rado, égrenant È rimasto scritto sulla lavagnetta (C’est écrit sur l’ardoise), liste prosaïque où surgit la crémation, la mort et, avec un prénom, le chant lui-même – pour le créateur frioulan, parce que le mot est « la plus grande possibilité d’existence d’un son qui contemple directement une réalité intérieure, un effort humain pour se faire véhicule », l’essentiel ne réside pas dans les mots mais en « la puissance mystérieuse de leur résonnance ». Après cette sorte d’annonce liminaire, Intermezzo I fait figure d’ouverture dont intrigue la relative désolation. Ricordarsi prima di morire (Rappelez-vous avant de mourir) ouvre une section nettement lyrique, parfois assez tendue pour le soprano, où sont intégrés quatre poèmes que conclut l’impératif Telefonare ai morti il giorno dopo il funerale (Téléphoner aux morts le lendemain de l’enterrement) – ainsi, même l’intime aspiration à une communication par nature non consignable est-elle dûment consignée. Si un choral dramatique s’avance en final du mouvement, c’est en réalité un subtil dépouillement qui en fait usage.

À Luca Ieracitano reviennent les secrets errements pianistiques d’Intermezzo II, sur lesquels la voix renaît, chue de l’aigu, avec Curare una parola che sta male (Soigner un mauvais mot), chaque vers comme tombé des cintres : ainsi le programme du prochain chapitre est-il donné, confirmé les cinq poèmes suivants, de Far figliare le parole (Donner naissance aux mots) à Aprire le gabbie togliere le virgole (Ouvrir les cages, enlever les virgules). Le contraste affirmé de cette partie pourrait sembler anodin, n’était l’inquiétude essentielle à le pourfendre qui induit un enjeu existentiel – dans une acception large, non dans le sens adornien du terme – et métaphysique. À la virtuosité de la partie vocale répond la tonicité, souvent homorythmique (mais pas exclusivement), de l’écriture instrumentale. Sans rupture de climat, Intermezzo III pousse d’autres portes derrière lesquelles apercevoir quelques-uns des charmes évoqués par le nom de la pièce. In generale aspettare primavera (En général, attendre le printemps) est l’ultime vers des six poèmes qui constituent matière au septième mouvement, le plus développé ; c’est le troisième épisode chanté, auquel il sert de titre. De Strappare via il cognome (Arracher le patronyme) à Non chiedere a un neonato di salvare un padre una madre (Ne pas exiger d’un nouveau-né qu’il sauve un père et une mère), se dessine une cérémonie à l’étrangeté tant sévère que bienveillante.

Dans son approche de l’œuvre, le philosophe esthéticien Markus Ophälders souligne que tout matériau expressif, forme et moyen technique, « comme les graines à germer », ne sauraient venir que de la terre, celle du titre de l’œuvre – Livre de terre et de charmes (Libro di terra e d’incanti) ; « c’est seulement ainsi que l’art est contemporain, à la mesure de son temps, présent dans son présent », ajoute-t-il. Avec une délicatesse inouïe, Movio referme le voyage par Traslocare dentro un’altra lingua (Se déplacer à l’intérieur d’une autre langue) en inversant les habitudes : cette fois, c’est de la voix que ruissellent les instruments, regardant par la fenêtre, à peine sonores.

BB