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Chroniques
Sergueï Prokofiev
Alexandre Nevski Op.78 – Lieutenant Kijé Op.60
Naxos réédite à prix doux un très intéressant programme Prokofiev précédemment publié sous le label Harmonia Mundi. Si l'enregistrement live remonte tout de même au début des années quatre-vingt dix, la qualité sonore, l'intérêt du couplage des œuvres et la subtilité de la lecture lilloise de Jean-Claude Casadesus, volontaire et précise, justifiait parfaitement cette réédition.
Casadesus nous offre un très beau Janus Bifrons imaginaire de deux figures mythologiques russes : Alexandre Nievski, le splendide combattant du XIIIe siècle qui défendit son pays contre l'assaut des chevaliers teutoniques, et le Lieutenant Kijé, ombre burlesque issue d'un récit fictionnel vaguement surréaliste, officier fictif né d'une erreur d'écriture administrative et que la fonction publique sera obligée de faire vivre artificiellement pour ne pas admettre cette faute auprès du Tsar. Le Janus, statue à deux faces, est là, et il représente bien l'identité profonde de la Russie, entre l'expression d'une splendeur fantasmée et celle d'une autodérision absurde et salutaire.
Pour compléter la cohérence de ce programme, il faut signaler que les deux œuvres en question ont été écrites par Prokofiev sur la base de partitions destinées au cinéma : la cantate Alexandre Nevski (1938) est extraite de la bande originale du film d'Eisenstein, et la suite Lieutenant Kijé est tirée de celle du film d'Alexandre Feinzimmer (1933).
La suite Lieutenant Kijé est composée de cinq sections, correspondant aux différentes étapes du drame burlesque de Iouri Tynianov : la naissance de Kijé, par le fait d'une notation fautive dans un registre administratif ; une romance douce et délicate, construite sous la forme d'un canon obstiné et qui fit le succès international de cette page ; s'en suit le mariage imaginaire du lieutenant, sur une musique de cirque enjouée, pleine d'espièglerie bouffonne. Une troïka faussement solennelle salue la promotion du héros inexistant au grade de Général, et finalement une longue marche funèbre, de six minutes environ, vient clore l'histoire invraisemblable de Kijé, accompagnant son enterrement, ou plutôt la mise en terre d'un cercueil vide. C'est une marche funèbre très expressive, d'une richesse et d'une inventivité mélodique très caractéristique du génie prokofievien, et qui marque les premiers pas très réussis du compositeur dans le monde du cinéma.
Cinq ans plus tard, Sergueï Prokofiev est sollicité par le grand réalisateur soviétique Eisenstein pour écrire la musique de son prochain film, consacré à la figure de Nievski, héros national, grand promoteur d'une Russie puissante, cohérente et centralisée, mais surtout figure de la lutte contre l'envahisseur teutonique. Inutile de préciser qu'en 1938, Eisenstein réalisait là une œuvre puissamment allégorique, et indiscutablement politique, saluant indirectement la figure de Staline en rempart héroïque contre Hitler. Prokofiev en tire une Cantate Op.78 pour mezzo-soprano, chœur et orchestre d'une quarantaine de minutes, qui reprend les principales séquences du film, et les structure intelligemment en une œuvre cohérente. Son aspect religieux, malgré sa thématique soviétique politicienne parfaitement étrangère à toute question métaphysique, est évident : la plupart des séquences sont habitées d'un souffle épique irrésistible, comme la description des Chevaliers de Pskov (Troisième partie) dont les salves alternées de cordes et de cuivres, sourdes et menaçantes, ne peuvent faire naître en nous qu'un sentiment d'angoisse. La Bataille sur la glace (Cinquième partie), scène clé du film, est résumée par Prokofiev en un épisode musical palpitant de treize minutes, très vivant, audiovisuel, où l'on peut littéralement se représenter le choc des chevaliers russes et teutoniques sur la glace fine du lac gelé servant de champ de bataille… aux sons mélangés de charges héroïques, de chœurs enthousiastes, de percussions menaçantes et de cent mélodies inventives.
Après la bataille, la désolation : la Sixième section, le Champ des morts, est une admirable complainte mélancolique pour mezzo-soprano, qui tranche avec les contours héroïques de l'œuvre. Une femme est à la recherche de son époux, disparu dans le fracas des combats, et dit qu'elle est plus attirée par les hommes courageux qui sont prêts à mourir pour la Russie que par les beaux hommes. C'est là un numéro vocal poignant, qui ressemble presque à une berceuse, et que le mezzo-soprano Ewa Podles interprète avec une vraie chaleur humaine communicative. Heureusement qu'en Russie soviétique, comme dans la Russie imaginaire du XIIIe siècle, tout est bien qui finit bien, car malgré les pertes collatérales, l'entrée victorieuse d'Alexandre Nievski dans Pskov est saluée par une marche héroïque conclusive, pleine de gaieté et d'une étrange insouciance. Le final, marquant l'apothéose irrésistible et quelque peu épaisse du chœur, est l'occasion pour Prokofiev de proposer l'une de ces sauvages charges aux percussions dont il avait le secret.
Jean-Claude Casadesus, à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Lille et du Latvian State Choir, donne une image très convaincante et enthousiasmante de ces deux œuvres. Il en souligne toute la puissance évocatrice, la force de frappe orchestrale et la subtilité mélodique. Casadesus saisit même, et c'est rare, la dimension burlesque de nombre de ces séquences. Le livret, relativement sommaire, est traduit en français.
FXA