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Chroniques
Salvatore Sciarrino
œuvres pour ensemble
Cette nouvelle gravure KAIROS met en présence quatre opus de Salvatore Sciarrino, puisés dans les quatre dernières décennies de sa production. En 1986, le compositeur sicilien livrait Esplorazione del bianco, une première exploration du blanc confiée à la contrebasse de Stefano Scodanibbio qui la créa la même année, aux Rassegna di Nuova Musica di Macerata. Mais l’auteur s’était aussi lancé dans Esplorazione del bianco II pour flûte, clarinette basse, violon et guitare, à laquelle Ed Spanjaard donna le jour à l’Holland Festival d’Amsterdam, à la tête du Nieuw Ensemble. L’œuvre est enregistrée par des solistes d’Icarus vs Muzak, un ensemble de jeunes musiciens fondé en 2007 : Giovanni Mareggini, Alberto Delasa, Yoko Morimyo et Giorgio Genta (dans l’ordre de l’instrumentarium tel qu’énoncé plus haut). « Le blanc recèle des secrets qu’il ne révèle pas à première vue », avance Sciarrino ; « en lui se réconcilient les contraires, comme nos méditations sur la vie et sur la mort. […] Peut-être pourrait-on atteindre un niveau de sensibilité où toute perception serait blessante » (notice du CD, traduite par nos soins). Selon cette écriture du plus fugace qui fait son inventivité et dont il a poussé la maîtrise jusqu’au raffinement, le musicien mène l’écoute dans un nuancier des confins, ceux du silence comme de la lumière.
Avec Le voci sottovetro (1999), abordons la féconde obsession de Sciarrino pour le conte de Conza, ce Carlo Gesualdo également prince de Venosa dont le destin inspirait à Werner Herzog son Tod für fünf Stimmen (ZDF, 1995). Sur une période relativement concentrée, le compositeur s’immerge activement dans la musique de Gesualdo comme dans sa légende, soit la mésaventure de sa jalousie et du double meurtre qu’elle généra dans la nuit des 16 et 17 octobre 1590. À la suite de ses confrères russe Alfred Schnittke (Gesualdo, 1994), allemand Franz Hummel (Gesualdo, 1996) et étasunien Scott Glasgow (The prince of Venosa, 1998), le Palermitain compose sur ce sujet son propre opéra, Luci mie traditrici [lire notre critique du DVD], dont il écrivit lui-même le livret d’après la tragédie Il tradimento per l’onore, overo Il vendicatore pentito du dramaturge florentin Giacinto Andrea Cicognini (1606-1651), et qui serait créé sur la scène du Rokokotheater du château de Schwetzingen en mai 1998. L’année suivante, c’est en l’église Sant’Agostino de Sienne que Mimmo Cuticchio et ses I Pupi Siciliani donnaient vie à La terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria, opéra qui leur donnait le même crime à jouer. Mais entre les deux actes du premier et l’unique de cette nouvelle azione drammatica que l’on verrait quelques mois plus tard au Festival d’automne à Paris, le musicien offre encore quatre transcriptions pour voix et ensemble de page de Gesualdo : ce sont Le voci Sottovetro que l’Ensemble Recherche créait à l’Ircam dans le cadre de son festival Agora, le 22 juin 1999.
Pourquoi des voix sous verre ? « Enfermer une voix, vitale essence, dans une bouteille, peut évoquer les Génies emprisonnés par Salomon, puis jetés au fond de la mer. La littérature fantastique de l’Islam foisonne de telles légendes » (même source). Nous apprécions une Gagliarda del Principe di Venosa par huit instruments – flûte basse en ut, cor anglais, clarinette basse, violon, alto, violoncelle et une percussion rudimentaire –, respirée avec une clarté souriante. Puis la voix chaleureuse de Monica Bacelli rejoint l’ensemble, dirigé par l’excellent Marco Angius [lire nos chroniques de Libro notturno delle voci, Assemblage et Die sieben Todsünden], pour le madrigal Tu m’uccidi, o crudele (extrait du Livre V), concentré sur « quelques fragments vocaux irréguliers, quelques mots clés », selon une raréfaction intrigante. Le timbre envoûtant du mezzo-soprano [lire nos chroniques d’Il ritorno d’Ulisse in patria, Armida al campo d’Egitto, Tamerlano, Adriano in Siria, Re Orso, Pelléas et Mélisande, Giulio Cesare in Egitto, Alcina, Le nozze di Figaro à Genève puis au Festival d’Aix-en-Provence, Moïse et Pharaon, enfin du Comte Ory, ainsi que du CD Stefano Gervasoni] sert magistralement Moro, lasso, al mio duolo (Livre VI), né « de la certitude que la musique ancienne peut se transfigurer et vivre une saison nouvelle au contact de l’esprit moderne », qui clôt le cycle après la Canzon francese del Principe, réminiscence instrumentale, ohne Worte.
Avec Gesualdo senza parole, autre suite en quatre épisodes, nous ne quittons pas la famille, pour ainsi dire… n’était que l’œuvre fut écrite en 2013, pour être créée par l’Ensemble Recherche à Fribourg, le 10 décembre du même temps. Outre l’inspiration et le procédé, elle convoque elle aussi flûte – cette fois alto –, cor anglais, clarinette basse à laquelle s’ajoute clarinette, violon, alto et violoncelle, résumant la percussion à un marimba. « Transcrire pourrait signifier mener une autre langue vers la nôtre et la nôtre vers une autre ; cela nous amène à découvrir les veines et le souffle d’autrui, la vraie connaissance » : voilà le beau programme qui habite Salvatore Sciarrino lorsqu’il s’empare de ces madrigaux de la fin du XVIe siècle pour célébrer le quatre centième anniversaire du trépas de Gesualdo. La déconstruction puissante qui ouvre Beltà poi che t’assenti laisse rêveur.
C’est en l’église Sainte-Catherine de Vilnius que Marco Angius et l’ensemble Icarus vs Muzak rendirent public Paesaggi con macerie pour clarinette basse, cor et cordes, le 3 novembre 2022. « Je me demande comment traduire mon malaise des derniers mois », confesse Sciarrino lorsqu’il commente ses Paysages avec ruines, car « aujourd’hui, garder le silence serait pour moi intolérable et injuste ». Et pour ce faire, il invite à garder l’oreille bien tendue vers autant de décombres d’un temps plus lumineux, via quelques résurgences de mazurkas de Fryderyk Chopin, Polonais d’origine française qui « vivait à Paris et fut l’un des premiers défenseurs de la fraternité européenne ». Écouter Frantumi, le deuxième chapitre de ces Paesaggi et véritable dislocation du flux (–brisures), trois semaines après les élections européennes et au lendemain du premier tour des législatives, ancre plus profondément encore la douloureuse conscience du désastre dans lequel nos pas sont engagés par d’autres – de quoi pleurer, vraiment. « À l’horizon, les Lumières paraissent faiblir. Des tendances racistes empoisonneuses, surgies de religions archaïques, refont surface, et le besoin de fraternité, certainement le meilleur des idéaux, surtout dans la perspective d’une civilisation mondiale, disparaît », dit-il encore… Dernier titre : Cancellazione, autrement dit, annulation ; l’antan d’un disque frotte sur mieux que nous, à moins que l’effet désigne ce pire d’un autrefois point si lointain dont point à nouveau l’immonde gueule.
BB