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Chroniques
Richard Wagner
Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
À la faveur d’une méchante période de frustration en matière de représentations lyriques, habitude fut prise de regarder des opéras en streaming. Les salles étant alors fermées, c’était le seul moyen pour continuer à transmettre notre passion du genre, à parler des artistes qui le servent et des maisons qui s’y emploient. Ainsi, entre mars 2020 et mai 2021, notre média a-t-il relayé quelques vingt-quatre productions, souvent choisies dans un répertoire rare [lire nos chroniques des Fidelio dans les mises en scène d’Amélie Niermeyer, de Claus Guth et de Christoph Waltz, de Macbeth Underworld, Violanta, Der ferne Klang, The Bassarids, Trois contes, Au monde, Anthropocene, Le Balcon, Wozzeck, Guerre et paix, Moses und Aron, Die Vögel, Der Kaiser von Atlantis, Marino Faliero, Le nozze in villa, Das verratene Meer, Paria, Akhnaten, Angels in America, Il palazzo incantato et L’ange de feu]. Tandis que reprenait la vie culturelle, passé la rude alarme Covid, cette pratique nouvelle perdura, comme en témoignent trois recensions, toutes écrites lorsqu’un certificat de vaccination était exigé de quiconque s’avérait désireux d’entrer dans un théâtre pour y entendre de la musique [lire nos chroniques de Die ersten Menschen, Qu’est-ce que l’amour ? et The seven deadly sins].
Bien que l’activité ait enfin repris, et bien qu’une certaine soif wagnérienne fût étanchée à Bayreuth cet été [lire nos chroniques de Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried, Götterdämmerung, Tristan und Isolde et Der Ring des Nibelungen], on ne rechigne point à aborder via le support DVD le fliegende Holländer monté à Florence en janvier 2019. À la tête de l’Orchestra del Teatro del Maggio Musicale Fiorentino, Fabio Luisi impose un style bien à lui. On apprécie une Ouverture des plus alertes, d’emblée dramatique et, comme il se doit, climatique, dont la rupture centrale intrigue à bon escient, la survenue de la ballade du Hollandais, fort mise en exergue, s’y révélant infléchie dans une tendresse inouïe et un sain équilibre pupitral. Par-delà la faible lueur des fileuses, discrète dans le tissu général, le retour vif du tumulte des flots recouvre judicieusement ce que l’ouvrage contient de plus mondain, pour ainsi dire. Fracassante, la tempête donne le départ à l’action dans une couleur orchestrale venue aux premiers romantiques des derniers classiques : l’heureux choix du chef est donc résolument Sturm und Drang, ne cultivant jamais quelque épaisseur à la sonorité et favorisant ainsi cette italianità fascinée du premier Wagner, merveilleusement servie. Si la fosse satisfait aisément, il n’en va guère de même du chœur toscan, redoutablement décalé dans le final de la première scène de l’acte médian, quant aux femmes, les hommes étant moins convainquants encore aux deux autres. D’où vient l’extrême lenteur des fileuses ? À y gagner l’avantage d’un moelleux appréciable, sans doute propice aux alanguissements rêveurs, l’exécution perd le côté Spinnrade soigneusement dessiné par le compositeur. Aussi pense-t-on, à connaître le bon métier de Luisi [lire nos chroniques de Nabucco, Das Lied von der Erde, Siegfried, Macbet, Lear, Margherita d’Anjou, Messa da Requiem et Ecuba], qu’il s’est agi d’en calquer l’amble sur la tendance appuyée du soprano à ralentir la ballade, afin qu’on la remarquât moins.
Il paraît peu contestable que Marjorie Owens possède un grand souffle, un timbre plein dont l’impédance promet beaucoup [lire nos chroniques de Die Walküre et de Daphne]. À la générosité de son instrument l’artiste conjugue un art assidument travaillé qui, cependant, ne promeut pas sa Senta. Avec la ballade, nous voici face à un récital plutôt qu’au théâtre. Parce qu’il intervient à la demande d’un public situé sur la scène, selon un dispositif dramaturgique que l’on pourrait qualifier de baroque, l’air s’y prête, mais il ne devrait pas être question d’ainsi le résumer à la flatteuse exhibition du personnage devant ses camarades. Aspirant à incarner l’amour rédempteur qui s’y trouve évoqué, Senta est habitée, elle rêve de tenir ce rôle dans une sorte de désir mystique imprécis… mais celle-ci pousse gentiment la chansonnette pour avoir des gaufres. Bref, une Senta qui empaume trop de santé pour être crédible.
Lui répondent l’Erik vaillant de Bernhard Berchtold [lire notre chronique de Das Rheingold] qui tient son office, et l’alto coloré d’Annette Jahns, Mary campée par une tonique fermeté vocale. La clarté du ténor Timothy Oliver sert un Timonier de belle tenue [lire nos chroniques de La passagère et de Satyricon], complice de l’excellent Mikhaïl Petrenko, Daland abondamment timbré dont, outre la construction d’un personnage attachant à la cupidité presque enfantine, l’on admire la régularité de l’impact sur tout le registre, l’infaillibilité des intervalles et la remarquable souplesse vocale [lire nos chroniques de Die Walküre, Parsifal, Eugène Onéguine, Götterdämmerung, Le prince Igor, Le château de Barbe-Bleue, Rouslan et Lioudmila, Te Deum, Boris Godounov, Babi Yar, Sadko et Das Rheingold].
Le rôle-titre est confié à l’Heldenbariton Thomas Gazheli qui lui prête un instrument expressif [lire nos chroniques d’Alzira, Fidelio et La campana sommersa]. Le chant est sensible, toujours en saine proximité avec le texte, et l’incarnation bénéficie d’un charisme indéniable lors de la première apparition du Hollandais. D’apparence lourde, la voix s’avère précise et la nuance parfaitement maîtrisée, invitant dès lors un personnage toujours musical, en son âpreté même. Un rien fatiguée dans l’Acte II, l’émission retrouve la vigueur congrue pour le suivant.
Avec la complicité de Gabriella Ingram pour la vêture, de Saverio Santoliquido pour le décor [lire notre chronique d’Otello] et de David Martin Jacques à la lumière, Otto Driscoll signant la proposition vidéo, Paul Curran mène une mise en scène relativement attendue du drame [lire nos chroniques de Daphne et de La fiancée vendue]. Sur un plateau de cordages, de caisses et de cages, le public servant d’horizon lointain aux marins, des cirés s’affairent sous la tempête. Derrière eux, les vagues déchaînées s’affichent dans la projection géante. Pendant le petit somme du Timonier, l’écran se couvre d’une fumée dense figurant bientôt une sorte de méduse qui se transforme en un crâne effrayant. Ainsi le fantastique prend-il naissance. Le fantôme cède bientôt place à un vieux bateau à proue féminine. Une ombre gigantesque, prédatrice, invite le Hollandais qui apparaît d’abord en position de faiblesse. Son costume est Renaissance, marquant un décalage temporel avec ceux des autres personnages, datés dans la contemporanéité de Wagner. La direction d’acteurs sait inventer certaines situations, comme Daland craintif face au trésor du maudit. L’atelier de couture du chapitre suivant relève d’un artisanat déjà presque industrialisé, quand les robes renvoient cette fois aux années quarante du siècle dernier. Impasse n’est pas faite sur la construction des personnages, telle Mary en stricte contremaîtresse. Dans ce milieu urbain, c’est une surprise de voir Erik en chasseur comme on s’attendrait à en rencontrer à la campagne. La tenue de Senta se signale comme concentration des éléments du drame : un peu du ciré de papa, beaucoup de la popeline des copines et un chouïa de veille étoffe pour la rattacher à l’Hollandais. S’il raconte quelque chose, cet accoutrement n’a, esthétiquement, rien d’heureux. Le dernier acte s’ouvre sur une bacchanale de marins dont la camaraderie stéréotypée est percluse de jeux et de simulacres. La vidéo montre le vaisseau comme en suspension dans une lueur rouge. Feu et sang envahissent les derniers moments de l’opéra, ainsi que le crâne des premiers temps.
Tout donne à penser que l’on perd beaucoup en découvrant ce fliegende Holländer à travers l’œil de Tiziano Mancini, tant ses choix surprennent désagréablement. Était-il indispensable de faire des gros plans sur les mouvements du voilage ? ne pouvait-on imaginer autre chose que de fixer de si près les visages plus ou moins grimaçant du duo du II ? – en situation DVD, difficile de regarder ailleurs, malheureusement… Enfin, nous n’avons aucune idée de ce à quoi peut bien ressembler le final de cette production, tant la loupe est déformante. Dommage.
BB