Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Quatuor Modigliani
Arriaga – Mozart – Schubert

1 CD Mirare (2012)
MIR 168
Arriaga, Mozart et Schubert par les Modigliani

Voilà un disque décidément placé sous le signe de la jeunesse ! De fait, le Quatuor Modigliani n’a pas encore dix ans ; jouer trois œuvres écrites par des compositeurs de dix-sept ans vient ponctuer idéalement un parcours admirable. Dans un frémissement printanier, une fraîche élégance conduit l’Allegro de la première pièce au programme, le Quatuor en mi bémol majeur n°3 de Juan Crisóstomo de Arriaga y Balzola (1806-1826), musicien basque qui n’eut guère le temps de laisser murir son talent, puisque la phtisie l’emportait quelques jours avant son vingtième anniversaire.

Ce génie précoce laissa toutefois une dizaine d’œuvres chambristes, dont trois quatuors à cordes, quelques pièces vocales et un opéra inachevé, enfin une symphonie et plusieurs ouvertures. Conscient de ses possibilités, son père l’avait envoyé étudier à Paris aux premières heures de l’adolescence. C’est donc rue du Faubourg Saint-Honoré, où il vivait depuis près de deux ans, qu’Arriaga composa son troisième quatuor. Et si certains se sont plu à dénommer l’enfant « Mozart espagnol », tant en vertu du prodige que de l’analogie des dates de naissances (27 janvier) et celle, clairement décidée, des prénoms – nous retenons aujourd’hui Wolfgang Amadeus, mais le Salzbourgeois fut baptisé Joannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus (28 janvier 1756) –, peut-être trouvera-t-on dans le premier mouvement une lumière mélancolique qui les apparente plus encore. Contrairement à une idée reçue, l’adolescence jamais ne fut pays d’insouciance, surtout lorsqu’on est un jeune artiste ! Urgence et fougue sont bien au rendez-vous de cet Allegro, mais encore l’inquiétude et l’introspection, ce qui n’échappe pas à nos quartettistes.

Un chant tendre à souhait traverse une facture plus savante qu’il n’y parait, d’une saveur au romantisme allant de soi. À lui seul, l’équilibre des protagonistes est un joyau, béni par la rondeur de la basse violoncellistique. Une vièle à roue qu’on jurerait schubertienne dessine la touffeur de la Pastorale qui confirme la spontanéité de l’inspiration, cependant jamais sereine. La paix conclusive demeure dépourvue de toute gloire. De même le Menuet s’affirme-t-il joueur mais pas anodin ; en revanche, son bref trio qui gentiment sourit affiche une amabilité « bonhomme ». Le retour au mouvement en paraît d’autant plus soucieux. Les Modigliani usent d’attaques raffinées, mais sans excès de subtilité – et quelle grâce dans l’articulation ! Encore conjuguent-ils l’irrésistible effervescence du final (Presto agitato) à une franchise de ton jamais confondue par la richesse des inflexions. Sans parler de maturité, s’agissant du compositeur comme des interprètes, saluons de part et d’autre une maîtrise surprenante. Passionnément impérative, l’approche souligne une absence de sévérité qu’elle n’assimile pas avec la légèreté.

Schubert, disions-nous… qui signe son Quatuor en ut majeur D.46 huit ans après la naissance d’Arriaga. Retour à Vienne, 1814. Feutré, lancinant, grave, intriguant, le motif descendant de l’Allegro con moto, lugubre consort de violes, engendre ici une tourmente tragique, soudain contrariée par la bonne humeur d’une virevolte nerveuse – toute la fébrilité de Franz, assurément ! Sainement contrastée, cette version avance en blessure la reprise du thème, rehaussé d’un héroïsme vain, attendrissant dans ses manquements. Sous ces archets, le fort mozartien Andante oublie la courbure galante, comme rendu plus simple par la fréquentation de bonnes gens plutôt que de cuistres mondains. Au clair-obscur délicat répond le volontarisme du développement, froncement de sourcil qui ne dure pas, tant perdure l’écho du chromatisme initial. Au Menuetto d’ouvrir la tête ! La conduite de la dynamique s’en fait savoureuse à plaisir, osant des pianississimi aux confins, d’une câline expressivité. Bravo pour la fausse ingénuité du trio, à peine carolé dans le souvenir en demi-teinte d’une fête populaire : savant Schubert, « einfach kompliziert »… Une joyeuse fièvre mène l’Allegro conclusif, sans blabla.

1773, Milan. Mozart y écrit son Quatuor en si bémol majeur K159. Parlons de fraîcheur folâtre, oui ! Les Modigliani avivent l’Andante d’une lueur exquisément précieuse, déclinent l’Allegro dans un étourdissement délicieux et livre un Rondo insolent. Ils respirent cet opus comme l’on hume une friandise d’une confection maligne.

BB