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Chroniques
récital Giancarlo Crespeau
Chostakovitch – Cui – Prokofiev – Scriabine – Zaborov
À la mi-avril 2021, tandis qu’en une énième vague virale un troisième confinement, certes moins sévère que les deux précédents, nous contraignait, le pianiste Giancarlo Crespeau enregistrait en la Salle Colonne un programme slave, paru sous label Paraty quelques mois plus tard. Intitulé Melancholia, ce récital voyage entre drame et nostalgie, telle une méditation endeuillée qui, comme nombre d’entre nous alors, peine à se projeter vers quelque futur. Parmi des pages plus fréquentées du répertoire pianistique, cinq pièces surgissent d’un univers plus rare.
À commencer par celles signées César Cui, qui entament cette galette au néoromantisme avoué. Le compositeur russe né d’un père français, en 1835 à Vilnius, est l’aîné des cinq ici représentés. Chez Bessel (Saint-Pétersbourg), il édite en 1883, Quatre morceaux Op.22 dont le troisième, Nocturne en fa# mineur, engage le présent récital – le recueil comprend également une Polonaise en ut majeur, une Bagatelle italienne en si bémol majeur et un Scherzo dans la même tonalité. Seul le Nocturne y affirme un climat intime d’une délicate sensibilité que l’interprète respire subtilement, avec sa partie médiane d’une fraîcheur salvatrice. S’ensuivent deux des vingt-cinq Préludes Op.64 de 1903 dont le chant porté avec un soin louable laisse cependant regretter l’usage d’un Steinway, certes efficace mais qui n’offre guère les capacités de coloration qui magnifieraient plus encore le jeu, en soi fort appréciable, de Giancarlo Crespeau. La tendresse ménagée au Prélude en mi majeur Op.64 n°9 laisse positivement songeur.
Trois ans plus tard naissait Dmitri Chostakovitch, dans la capitale de l’empire, une vingtaine de mois après le sinistrement célèbre dimanche rouge. C’est dans la même ville, alors désignée d’un autre nom depuis la Révolution, que Tatiana Nikolaïeva créait, à la fin de l’année 1952, son grand hommage à Bach, à savoir les vingt-quatre Préludes et fugues Op.87 écrits en cinq mois, d’octobre 1950 à février 1951, suite à sa participation au jury du Prix Bach de Leipzig. Sous les doigts de Crespeau, dont il faut saluer la remarquable conduite de la nuance, la polyphonie se cisèle dans une austérité hardie qui invite au recueillement. Enchaînant huit brefs moments en un seul geste, la Sonate en la mineur Op.28 n°3 « d’après de vieux cahiers » de Sergueï Prokofiev se présente plutôt comme une suite au charme sûr et à la modernité certaine. Elle fut conçue en 1917, à partir d’esquisses couchées sur le papier une dizaine d’années plus tôt par un musicien adolescent. Au printemps 1918, à l’âge de vingt-sept ans, le citoyen russe d’Ukraine donnait lui-même naissance à l’œuvre, à Saint-Pétersbourg (appelé Petrograd depuis le début de la Grande Guerre, puis Léningrad dès après la mort d’Oulianov, en 1924). On en goûte la vigueur caractéristique de certains passages ainsi que la flânerie presque française d’autres séquences.
Un siècle passe, et voici la Sonate Vermeer imaginée par Kirill Zaborov. Né à Minsk en 1970, le compositeur biélorusse et aujourd’hui français semble, à travers les deux œuvres que nous découvrons par ce CD, nourri d’un vrai respect pour les illustres aînés. Petit-fils du peintre Abraham Zaborov (1911-1985) et du peintre Iakov Bassov (1914-2004), fils du peintre Boris Zaborov (1935-1921) disparu deux mois avant les prises de sons de Melancholia, l’artiste n’ignore pas les maîtres plasticiens dont son préféré n’est autre que Vermeer de Delft (selon Jacques Bonnaire dans la notice). Avec une rêveuse lenteur en est le premier mouvement, inscrit dans un souffle résolument nostalgique et toutefois personnel, selon une démarche sincère. Les harmonies flottantes de Scriabine traversent une promenade où point un désir de volubilité lyrique, proche de l’opus 1 d’Alban Berg, qui se contrit dans la méditation variée pour se mieux déployer dans le second chapitre, Avec envol, comme investi par l’art de la lumière qui nimbe le détail dans la manière du signataire de la fameuse Liseuse. De Kirill Zaborov les Vienna Variations ferment ce disque dans leur errance questionneuse. Avant cela retentit la Sonate en fa# mineur Op.23 n°3 « États d’âme » pour laquelle Alexandre Scriabine dessinait en 1898 un véritable programme, dans la lignée des Tondichtungen de Strauss comme des symphonies de Berlioz.
BB