Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Evgueni Sudbin
transcriptions de pages de Glinka et de Tchaïkovski

1 SACD Bis (2022)
BIS-2198
Le pianiste Evgueni Sudbin joue ses propres transcriptions de Tchaïkovski

Le jeune homme que nous avions tour à tour apprécié dans Scarlatti, Chopin et Bach, en solo ou en formation chambriste [lire notre critique du CD ainsi que nos chroniques des 27 et 28 juillet 2006], est aujourd’hui un concertiste quadragénaire que l’on retrouve avec bonheur dans ce disque entièrement dédié à la musique russe, et plus particulièrement à celle de Tchaïkovski. Deux singularités y sont d’emblée notables, car outre de s’exprimer à quatre mains, dans deux plages de cette galette, avec sa fille Bella qui comptait treize ans au moment des prises de son, Evgueni Sudbin donne aussi quatre transcriptions dont il est lui-même l’auteur. Dans ce programme, on retrouve de grandes pages du répertoire, articulées selon une stratégie de concert qui en rend l’écoute pleinement stimulante.

L’artiste ouvre la fête avec la très célèbre Ouverture de l’opéra Rouslan et Lioudmila de Mikhaïl Glinka, souvent donnée en salle comme prélude à quelque concerto, selon la trilogie qui domine le quasi-cérémonial classique – à savoir : ouverture / concerto / symphonie. La délicatesse du travail du transcripteur respecte salutairement l’original dont il vient renouveler la tonicité par une vigueur rafraîchissante. Sous les doigts d’Evgueni Sudbin, le morceau gagne en clarté tout en perdant l’excès de pompe qui en faisait partiellement la signature : on s’en réjouit !

Après tel préambule, nous entrons dans le vif du sujet, à savoir un parcours sensible dans la manière de Tchaïkovski, à travers des pages proprement pianistiques, d’autres initialement orchestrales quand elles ne sont pas destinées au ballet. Au chapitre des numéros conçus pour le piano, il faut compter la Doumka Op.59 composée en 1886 et dédicacée au pianiste et pédagogue français Antoine-François Marmontel. À cet Andantino cantabile méditatif le musicien apporte une tendresse soigneusement entretenue, proche du recueillement, que le développement virtuose ne parvient pas à contrariée ; tout juste une lumière plus heureuse gagne-t-elle l’enjouement d’inspiration folklorique, sans véritable joie. Pourtant, introduite par un trait clairement lisztien, la seconde partie virevolte avec une fougue roborative, péremptoirement conclue.

En 1871, Tchaïkovski adresse ses Deux Pièces Op.10 à l’un de ses élèves en composition, le jeune Vladimir Chilovsky, musicien très doué de dix-neuf ans, chanteur et même poète à ses heures qui, deux ans plus tard, se verrait encore dédicacer la partition manuscrite de la Symphonie no 3 en ré majeur Op.29. L’opus 10 présente un Adagio cantabile délicat intitulé Nocturne que l’on goûte ici dans une inflexion fort libre et une sonorité de velours, brièvement traversées par une passion certaine. La seconde page est une robuste Humoresque dont le caractère annonce parfois Stravinsky (Petrouchka), un Allegretto scherzando en sol majeur lui aussi contaminé par une rêverie à laquelle l’interprète donne une saveur secrète. Des Six Pièces Op.19 de 1873, il a choisi la quatrième, Nocturne en ut dièse mineur dédié « à Mademoiselle Terminski », soit la pianiste de vingt-trois ans Monika Terminskaïa, une élève d’Anton Rubinstein. Le musicien en livre une lecture qu’habite un chaleureux sentiment poétique. Continuant à avancer dans le temps, il signe cinq moments très inspirés avec deux extraits des Saisons Op.37 de 1876 puis trois des Dix-huit Pièces Op.72 de 1892. La douceur initiale de la Troïka qui, du premier recueil, fait Novembre, le dispute à la cordiale fermeté de la danse dont Sudbin marque adroitement le pas. Avec la saisissante nostalgie de Juin (Barcarolle), il transmet un souvenir mélancolique que le frémissement médian ne fait point oublier. C’est un petit drame intime qu’il conte, une nouvelle fois en ut dièse mineur, avec Tendres reproches (Op.72 n°3), suivi d’une vaillante et festive Valse à cinq temps (n°16), charmante, et enfin par le plus vaste Chant élégiaque au lyrisme généreux.

Deux valses surgissent de deux des trois ballets de Tchaïkovski, dans des transcriptions à quatre mains du pianiste qui les joue avec sa fille. Ainsi de celle de La belle au bois dormant (1889) dont la partition puise dans la version réalisée par Rachmaninov, jouée dans une effervescence et un plaisir communicatifs où danse une grâce infinie. Ainsi, encore, de la Valse des fleurs issue de Casse-Noisette (1892) dont convainquent la respiration sensible comme l’éclat savamment contenu. De ce CD en tout point louable l’événement majeur demeure incontestablement l’interprétation de l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette (1869, rév. 1880). Evgueni Sudbin ne s’est pas contenté de l’adaptation pianistique du professeur berlinois Karl Bial, assez faible quant à la couleur. On découvre une version qui sait inventer les timbres et sert magistralement cette géniale Tondichtung russe inspirée de Shakespeare. Bravissimo !

BB