Dossier

entretien réalisé par nicolas munck
nantes – 29 mars 2013

Philippe Hurel | rencontres Utopik
portrait du compositeur autour d’une résidence

le compositeur Philippe Hurel, en résidence à l'ensemble Utopik (Nantes)
© nicolas botti

Dans le dernier virage d’une folle semaine alternant master classes – Utopik parle plus volontiers de « rencontres » –, concerts lectures, interviews sur fond de répétitions denses et chargées avec l’ensemble nantais (le studieux est clairement de mise), nous retrouvons Philippe Hurel à quelques pas du Théâtre Graslin, pour évoquer l’expérience de cette résidence, les choix de programmation du concert du soir et quelques éléments de son esthétique compositionnelle.

La semaine de Rencontre Utopik est sur le point de s’achever. Sans dresser un bilan, nous aimerions connaître l’impact de cette résidence sur votre rapport à la musique d’ensemble (vous êtes également directeur artistique de Court-circuit) et l’impression du compositeur. L’ensemble Utopik a la particularité de ne pas donner de créations et de se focaliser sur durépertoire existant. Cette confrontation avec des œuvres antérieures est-elle susceptible de relancer ou de générer de nouvelles idées compositionnelles ?

Avec les ensembles, il est rare qu’on puisse se voir aussi longtemps. Dans la plupart des cas, les concerts se montent en un ou deux services, et je refuse d’assister à la générale et au concert. Je ne veux pas cautionner des œuvres que je n’ai pas suivies. Ce qui est passionnant dans cette expérience nantaise, c’est de pouvoir vivre ensemble sur un long moment. Ainsi se créent des liens très particuliers, à tel point que j’ai l’impression de connaître les musiciens d’Utopik depuis dix ans. D’autre part, il est vraiment idéal qu’on ne se contente pas de répéter sur deux jours. Il y a des relectures régulières, l’on est en permanence en contact avec les œuvres sur une semaine. C’est très rare. Par exemple, une pièce comme Figures libres (2000-2001) est montée en trois demi-services par certains ensembles. C’est frustrant et surtout insuffisant. Par ailleurs, lorsque je voyage pour faire travailler ma musique il arrive souvent que je sois contraint d’attendre plusieurs jours entre deux répétitions. Ici, il y a toujours quelque chose à faire. Cette semaine de rencontres [lire notre chronique suivie] m’a aussi donné à réfléchir sur le rapport que j’entretiens avec mon propre ensemble. Il y a des années, j’avais eu le projet d’organiser des concerts mi-monographiques (avec un compositeur français et un compositeur étranger) sous la forme d’une résidence. J’aimerais développer cet aspect, plutôt que de monter en permanence des programmes avec une multitude de créateurs.

Du côté du compositeur, maintenant : il est vrai que cette formule est géniale pour l’ego. Pendant une semaine, on ne parle que de vous, on vous entoure, on vous choie, etc. Pour ce qui est de la spécificité de l’ensemble de ne pas faire figurer des créations dans son programme de concert, il y a plusieurs éléments à développer. Tout d’abord, je suis régulièrement joué sous forme de reprises. Aussi, réécouter des pièces anciennes ne me donne pas forcément des idées puisque que je suis sans cesse confronté avec mon matériau. Ce rapport est quelque peu différent avec Cantus (2006), pièce pour soprano et ensemble,qui a « tourné » sans moi. Je n’ai en effet jamais pu être présent sur ses reprises après la création à Strasbourg. En m’y replongeant durant cette semaine, j’ai été frappé par certains alliages de timbres que je n’utilisais plus en musique de chambre et avec lesquels j’ai l’envie de retravailler. En fait, pour un compositeur être confronté le plus possible au sonore permet de débloquer un certain nombre de choses. On se rend rapidement compte que les atermoiements rencontrés à la table font rapidement place à l’efficacité. On retient plus les éléments d’ordre pragmatique. Cette résidence est donc aussi précieuse pour cette raison.

Pour le concert de clôture, vous avez fait le choix d’associer à vos œuvres les Gesänge der Frühe Op.133 de Robert Schumann (Chants de l’aube). Outre constituer une respiration évidente dans le programme, ces cinq pièces pour piano seul entrent-elles en résonnance avec votre travail de compositeur (continuité du discours et richesse de l’écriture harmonique) ?

Avant toute chose, j’adore Wagner. Schumann n’est certes pas Wagner, mais c’est un chaînon qui conduit à lui. Chez Schumann, il y a cette épaisseur harmonique et l’idée d’une modulation permanente qu’on retrouve sans cesse chez Wagner. J’avais du reste songé, dans un premier temps, à proposer des transcriptions pour piano de son œuvre avant d’opter finalement pour les Chants de l’aube. Pour faire un lien avec cette école romantique, disons que je travaille souvent avec des situations musicales que j’emprunte aux leitmotive. Je trouve qu’il y a une tension particulière et anxieuse chez ce compositeur, qui n’est pas aussi présente chez ses contemporains germaniques, une tension que je partage et tout simplement une musique qui me parle.

le compositeur Philippe Hurel, interviewé pour Anaclase par Nicolas Munck
© c.daguet | éditions henry lemoine

Lorsque je me suis penché sur la conception du programme, j’ai veillé à ne pas associer à ma musique un compositeur du XXe siècle qui présenterait les mêmes caractéristiques rythmiques que je développe (Stravinsky, Bartók). Plus qu’une association trop évidente, on prenait le risque de tuer le concert. J’ai donc cherché une cohérence dramaturgique (les Chants de l’aube apportent une réelle respiration) et une mise en regard : la version continue, sous forme de flux, de mes angoisses discontinues. Je suis ravi de ce choix qui s’est avéré plus pertinent que je ne le pensais au départ [lire notre chronique du 29 mars 2013]. Je dois être un grand romantique – c’est en tout cas ce que dit Martín Matalon !

La synthèse et l’idée d’une métaphore de l’électronique dans le champ acoustique sont une notion largement développée dans le cadre de cette semaine. À la réécoute des œuvres au programme (nous pensons tout particulièrement à Figures libres), les premiers termes à nous venir pour décrire votre musique étaient associés aux traitements, aux transformations électroniques. Pourriez-vous nous parler de votre travail et de vos premières confrontations avec ce matériau ?

J’ai fait du rock très jeune et fus donc rapidement en contact avec pédales, effets et transformations du son. Pendant longtemps, je n’ai pas même conçu qu’on pût retourner à une musique acoustique : elle devait être forcément électrifiée.D’ailleurs, je dois dire que j’ai une écoute électrique, une « écoute studio » de la musique – c’est une idée que développe aussi Philippe Leroux. Pour en revenir à l’électronique, j’ai eu très vite l’habitude de travailler avec des effets (des plugins) : j’ai toujours eu des magnétophones multipistes, je m’étais construit un studio dans le jardin lorsque j’habitais à Toulouse, etc. Quand je me suis plongé dans la musique contemporaine (en venant de ces expériences jazz-rock), j’écrivis une musique très acoustique. Ce qui m’intéressait était effectivement cette métaphore, cette ambiguïté du son électronique à travers l’instrumental. De ce point de vue, l’électronique en tant que telle ne m’a pas intéressé pendant un long moment. Je trouvais cela presque trop clair.

Je me suis ensuite penché sur du répertoire mixte, mais dans lequel l’électronique avait une part assez réduite. Toutefois, j’ai composé dernièrement une pièce pour accordéon et électronique dans laquelle transformations et traitements sont plus présents. Mais là encore, il s’agit d’une électronique ambigüe, dans la mesure où l’on n’y entend que l’accordéon : la partie instrumentale suggère des sons électroniques tandis que l’électronique est très connectée aux sons instrumentaux. J’ai beaucoup de mal à me défaire de cette idée, car je suis obsédé par l’idée de modèle. Le champ des possibles de l’électronique fait qu’on peut rapidement perdre toute notion de modèle. En revanche, ce qui est intéressant, c’est la transgression de ces modèles. Sur ce point, j’étais ravi de la question soulevée par une dame d’un certain âge, lundi dernier à l’Université Permanente. Après l’écoute d’une section « planante » d’un opus d’orchestre elle ne put s’empêcher de dire « mais c’est une section réalisée avec de l’électronique ! ». C’est tout-à-fait à l’image de mon travail, car cette section, précisément choisie pour cette raison, est réellement pensée comme de l’électronique. DansFigures libres, quelques attaques peuvent aussi suggérer l’apparition d’un instrument supplémentaire. Michaël Levinas entendait une trompette avec sourdine dans les attaques d’accords du premier mouvement. Encore une fois, mon rapport à l’électronique est directement dérivé du modèle instrumental auquel je suis très attaché : les instruments m’emmerdent parce qu’ils ont des limites, mais ils m’intéressent parce qu’ils ont des limites ! C’est cette résistance, cette imperfection qui m’amuse. J’ai besoin de cette notion d’effort, de cette tension et de l’idée que mes pièces peuvent se casser la figure à tout moment. Mais il faut dire aussi que je me suis longtemps écarté de l’électronique car technologiquement, c’était l’enfer ! Pourquoi cela m’intéresse maintenant ? Parce que ça fonctionne !

Lors de la répétition de Cantus, nous pensions à Voi(Rex) de Philippe Leroux. Nous y voyons des rapprochements en termes d’effectifs, de procédés d’instrumentation, de gestion de vocalité sur fond de métaphore de l’acte créateur…

À ce sujet, il y a un procédé que m’a emprunté Leroux (il m’avait bien sûr appelé pour m’en parler) ! La fameuse doublure voix en scat et marimba, dans laquelle le marimba permet de donner de la résonnance et de colorer la voix. Vous avez donc quelque part raison puisque nous étions en connexion à ce moment-là. Mais il a traité cette association de manière tellement différente que c’est plus de l’ordre du clin-d’œil. Il existe des allusions régulières entre nos travaux de recherche. J’avoue que je n’avais jamais pensé à ce rapport entre Voi(Rex) et Cantus. Il est vrai que dans Voi(Rex) la voix décrit son environnement sonore à l’aide d’éléments tracés dans l’espace, de processus de transformation, etc. Afin de rendre plus visible ces procédés topologiques dans ma pièce, j’ai d’ailleurs l’intention de travailler avec un vidéaste. J’aimerais que le public soit parfois amené à oublier, l’espace de quelques instants, le discours musical pour essayer de comprendre ce qui se passe. Je voudrais une sorte d’initiation à l’écriture qui suivrait le déroulement de la pièce. Encore faudrait-il trouver un équilibre entre la dimension didactique, ludique – je suis très joueur ! –, et le son, l’émotion. Il est nécessaire d’avoir une qualité artistique de l’image. Je vais m’y pencher dès que j’aurais terminé mon opéra (Les pigeons d’argile, commande du Théâtre du Capitole de Toulouse, création in loco le 15 avril 2014