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Chroniques
Nikolaï Medtner
pièces pour piano
Tandis que la vie culturelle (et parfois la vie tout court) se trouvait suspendue à un nouveau virus dont la prospérité soulignait l’état de grand délabrement de nos équipements sanitaires, constat que masquèrent alors divers dispositifs politiques – confinements, vaccin obligatoire et autres prothèses auxquelles la population dût obéir parce que les gouvernants avaient négligé de prendre la mesure d’un péril annoncé depuis près de dix ans par la science –, de nombreux artistes, bon an mal an, se recentrèrent plus profondément dans leur pratique, plus salutaire que jamais.
C’est dans ce contexte particulier que le pianiste italien Vittorio Forte aborde la musique encore rare de Nikolaï Medtner, compositeur moscovite né en 1880 de parents d’origines allemande, suédoise et danoise. Vite remarqué comme pianiste virtuose lors de ses premières études au conservatoire de la seconde ville de l’empire, qui le diplôme avec l’évènement du nouveau siècle et lui offre un poste d’enseignant alors qu’il n’a que vingt ans, il se destine pourtant à la composition plus qu’au concert, même s’il continue de se produire en tant que soliste. Avec la Grande Guerre puis la Révolution, Medtner quitte définitivement la Russie. Il vit un peu en Allemagne, en France, aux États-Unis, puis regagne l’URSS en 1927, le temps de réaliser à quel point ce monde-là ne lui convient pas. Après Paris, il élit définitivement domicile à Londres en 1936 où il persiste à écrire une musique bientôt considérée comme d’autrefois, une musique proche de celle de son ami Rachmaninov, principalement. Comme champion du piano romantique qu’il fait survivre dans son œuvre, Medtner n’a guère jeté un regard sur les bouleversements artistiques de son temps, continuant de cultiver son inspiration comme si rien n’avait changé, faisant corps avec la nostalgie d’une époque irrémédiablement révolue. Aussi Vittorio Forte porte-t-il peut-être à travers son apprentissage de ce répertoire et son interprétation un œil nostalgique sur l’avant-Covid, qui sait…
De 1896 à 1911, le jeune Medtner compose Quatre fragments lyriques Op.23 où s’entendent la proximité d’une écriture ancienne, comme celle de Rubinstein et d’Arenski, mêlée à une contemporanéité certaine où l’on perçoit Scriabine mais encore Fauré et presque Debussy, aussi curieux que cela paraisse. La tendresse inouïe que Forte accorde à l’Allegretto commodamente (n°1) est une caresse pour l’âme, quand l’inflexion un rien dansée de l’Andantino gracile (n°2) porte à la rêverie, malgré un précipité moderne avant l’ultime reprise. Si Tempo di valse regarde assurément vers Chopin qui fascina tout le monde, la quatrième pièce, Andantino tenebroso, s’affirme plus personnelle. On admire le soin avec lequel le pianiste en choisit la couleur et magnifie la dynamique – il s’exprime sur un instrument de facture Bechstein favorisant l’homogénéité des registres à partir du grave, ce qui lui confère une ronde signature. En 1914, Medtner publie Sept Poèmes d’après Pouchkine Op.29, un recueil de mélodies pour voix et piano. Vittorio Forte s’est attaché à la première, Муза – le titre de l’album (The muse) –, qu’il a transcrite, laissant ici ses doigts chanter une romance douce et triste où s’élève un lyrisme discret. La précision du travail de pédalisation avantage une aura sans jamais limiter la clarté de la narration.
Le programme de ce CD est ouvert par Mélodies oubliées Op.28, un ensemble de huit pièces de caractères divers, écrit entre 1919 et 1922. Ainsi offre-t-il deux chansons – la délicate Canzona fluviata qu’habite un souvenir de Tchaïkovski et la charmante Canzona serenata qui, après une introduction qui semble emprunter à Rachmaninov, développe un élan inquiet – et quatre danses : facétieuse Danza graciosa, voisine des miniatures de Liadov ; burlesque Danza festiva au péremptoire introït et aux accidents virtuoses ; mystérieuse Danza rustica un peu bancale ; enfin lisztienne Danza silvestra, moins sage que toutes. Le début et la fin du cycle se répondent, le bref Alla reminiscenza (n°8) se faisant écho de la Sonata Reminiscenza qu’impose une sensibilité d’approche fort subtile.
Une autre veine traverse les шесть сказок, en français Six Contes, conçu sur la côte Normande en 1928. Cette fois, Nikolaï Medtner fait voyager l’auditeur – et l’interprète ! – dans le théâtre imaginaire des personnages de la tradition populaire russe, via diverses réminiscences, là encore, dont les eaux font se croiser Schumann, Moussorgski et Liapounov, quand ce ne sont des demi-teintes françaises (Pierné ou Emmanuel pour le n°3, Alkan quant au n°2, par exemple), voire un côté caf’conc’ (n°6). Vittorio Forte en sert élégamment la diversité. Nous voilà conquis !
BB