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Dossier
Marco Antonio Pérez-Ramirez
portrait du compositeur
D’origine chilienne, né en 1964, Marco-Antonio Pérez-Ramirez aborda la musique par l’étude de la guitare, en suivant les cours d’Alberto Ponce. Il se produira au concert avec cet instrument. Vint ensuite l’approche de la composition, d’abord avec Sergio Ortega, puis dans le cadre de l’Académie d’Été de l’Ircam, en 1995, où il fit la connaissance de Luca Francesconi, auquel il présenta une pièce pour violoncelle seul, Canto. Il suivra le cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam en 1996/97, toujours auprès de Francesconi, comme de Magnus Lindberg, Tristan Murail et Marco Stroppa, qu’il approfondira par deux résidences : à l’Abbaye de Royaumont en 1998, auprès de Brian Ferneyhough, puis au GRAME l’année suivante. Aujourd’hui, il est en résidence à l’Orchestre National de Montpellier Languedoc Roussillon qui a créé Du Corps lors du Festival Présences, le 13 février dernier à Radio France. C’est avec ce concert que nous découvrions le travail de Marco Antonio Pérez-Ramirez dont alors nous écrivions : « Pas de recours systématique à la séduction ni de crainte de ménager certains passages énigmatiques, voire dénudés ou désertiques, sans non plus d’austérité poseuse, pour cette pièce intitulée Du Corps... donnée en création mondiale ». Envie nous prit d’en savoir plus.
La brève biographie publiée dans la brochure du Festival Présences précise que votre rencontre avec Luca Francesconi fut déterminante dans votre travail. « Celui-ci l’encourage à continuer à écrire une musique expressive avec toujours le souci de donner du sens à la matière », je cite. Pourriez-vous préciser ?
À l’Académie d’Été, je m’étais inscrit dans la classe d’Emmanuel Nunes. Mais un ami interprète, qui répétait à l’Ircam au même moment, m’a parlé de « matière » dans la musique de Luca Francesconi (il répétait Etymo). Je n’ai pas hésité et j’ai changé mon inscription pour suivre le cours de Luca. Le lendemain, j’entendais pour la première fois sa musique. C’était la première version d’Animus pour trombone solo et électronique. Quel choc ! Sa musique me touche profondément. Il y a une telle intelligence, on se sent toujours édifié. Francesconi n’est pas vraiment un compositeur compliqué : il a besoin de dire des choses et il les dit avec talent et transparence. Par exemple, Ferneyhough est toujours complexe. Pourtant, on n’a pas toujours des choses très compliquées à dire, n’est-ce pas ? Avec Francesconi, on se croise et j’apprends beaucoup de choses simplement en parlant avec lui. À l’Ircam, il m’a mis en garde, me disant de ne pas me laisser manger par les machines. On se laisse tant séduire par leurs possibilités qu’on pourrait s’y perdre. Vous arrivez à neuf heures du matin, vous travaillez derrière l’écran, et tout soudain, il est cinq heures du matin suivant ! C’est son temps et son corps qu’on y perd. Depuis, Luca suit mon travail de près. Je lui envoie toutes mes nouvelles pièces. Par courriel, on discute souvent : de la recherche en musique, de la durée, de la transparence, sémantique, etc. J’apprends toujours énormément avec lui.
L’Opéra national de Montpellier vous a commandé un opéra pour 2005. Que préparez-vous ?
Je travaille avec l’écrivain Christophe Donner que j’ai déjà mis en musique, comme dans Celos pour voix solo, à partir de textes originaux, de forme d’amour n°III et de L’Édifice de la rupture qu’il a écrit après L’Édifice, un spectacle que nous avions monté à trois (Christophe, la chorégraphe Laurence Saboye et moi, pour le Festival Montpellier Danse). Dans quelques jours aura lieu la création de Un souffle pour voix et ensemble, sur un texte de Christophe, au Théâtre Dunois à Paris, par l’Ensemble Aleph en lequel je me reconnais un peu (il est plutôt en marge des formations spécialisées en musique contemporaine, comme je suis moi aussi en marge, ici, à Montpellier). Christophe Donner fit des spectacles avec la chorégraphe Laurence Saboye. Nous avons créé L’Édifice ensemble. On se connaît bien et depuis 1994 l’on entretient le projet d’un opéra de chambre. La danse devrait y être aussi importante que le texte ou la musique. Cet opéra existe déjà, en quelque sorte, à l’état de fragments, puisqu’on en retrouve les thèmes dans d’autres pièces. C’est encore l’idée des synapses émotionnelles (j’ai écrits une partition pour trio à cordes qui porte directement ce titre), véhiculée dans Dérive, quand je suis devenu fou ou Sounds in the Grass. Au départ, quelque chose de commun avec la peinture, le geste, de Jackson Pollock. Quels sens sont en connexion ? En travaillant, il arrive qu’il y ait une sorte de conscience et de recul sur soi et ce que l’on est en train de faire. Par exemple, parfois, quand j’écris de la musique, je souris ; les connexions que j’établis sur le papier deviennent des connexions entre les sens dans mon cerveau, mille directions, mille possibilités se créent, j’adore cela. Aujourd’hui, l’idée des liens neurobiologiques qui deviennent des pensées me préoccupe. Dans cet opéra, il y aura surtout Rimbaud. La connexion entre les sens, les mille directions, c’est lui ! Sa vie est extraordinaire. Toute son œuvre tend vers la parole libérée lors de la Déclaration de Bruxelles.Il s’agira de rendre compte de cette tension, celle qui mène à la parole libérée. C’est une étude du cerveau de Rimbaud ! Comme d’autres ont voulu ouvrir celui de Ravel, on s’attaque à Rimbaud.
En quoi consiste votre résidence à l’Orchestre National de Montpellier Languedoc Roussillon ?
Il y a, bien sûr, la composition pour l’orchestre de Du Corps et Achachilas (qui sera crée en décembre 2004) et ma participation aux répétitions. J’interviens également en présentant les œuvres au public avant leur exécution ; pas uniquement les miennes, les œuvres au programme des concerts de la saison. J’apporte une vision différente de celles qu’ils peuvent lire en général. Je suis un compositeur vivant, je leur raconte ce qui me touche dans certaines œuvres. Je ne fais surtout pas d’analyse, j’essaye de leur expliquer avec des mots simples, des anecdotes. Je me balade aussi dans les lycées et à l’université avec des musiciens de l’orchestre pour expliquer mon travail ou parler d’un compositeur en particulier. Cette année, nous avons présenté Stravinsky pour préparer la représentation d’Oedipus Rex. J’ai aussi cherché des rencontres avec les étudiants de l’École Supérieure des Beaux Arts, et il y a eu de réels échanges.
Autour de Du Corps, les élèves ont construit des projets non illustratifs sur la préparation de la pièce, sans y avoir d’autre accès que ce que j’ai pu leur en dire, sans pouvoir la lire ni l’entendre, puisqu’elle n’avait pas encore été jouée. Des choses inventives en sont sorties, parfois plastiques, d’autres plus conceptuelles. Par exemple, j’ai dit un jour que j’aimerais travailler une pièce pour orchestre dont un passage se concentrerait sur un seul instrument, comme un zoom. Au sortir de cette séance, des étudiantes ont observé leur propre image reflétée par les carrosseries des voitures en stationnement, d’abord grandes, puis réduites. Elles ont récupéré des capots de voitures de plusieurs couleurs, les ont préparés, polis, installés d’une certaine manière, et ont projeté des images sur le plafond et sur ces capots. Les images bougeaient exactement dans cet esprit d’un zoom de l’orchestre à l’instrument. C’était formidable ! D’ailleurs, je me ressource moi-même beaucoup au contact de la danse et de la peinture. Tous ces travaux ont été présentés au public dans le grand Hall du Corum lors de la création à Montpellier de Du Corps. Le public de l’orchestre est resté sous le charme. Pendant l’entracte, au lieu d’aller simplement au bar, les gens se baladaient au milieu des œuvres des étudiants et prenaient conscience des liens entre les arts. C’était l’objectif. Tout le monde a été très surpris. Ici, l’orchestre fait énormément d’actions pour attirer de nouveaux publics, toujours avec un souci de qualité, sans démagogie. Il n’a pas vraiment besoin de moi pour cela, mais j’apporte une touche différente dans sa démarche. Le public est toujours heureux de voir un compositeur vivant qui vient leur parler. Par exemple, pendant l’écriture de mon opéra, j’aimerais partager ce moment avec le public, avoir des rencontres régulières pour dire comment ça marche, où on en est. Le public suivra le travail le long de mes deux années à l’Opéra national de Montpellier, et j’espère qu’ainsi il se sentira investi par la création d’un ouvrage lyrique contemporain. Sans doute des choses apprendra-t-il, mais moi aussi.
Quel est votre rapport à la musique ?
La durée. La durée musicale, bien sûr, mais aussi la durée nécessaire chaque jour à l’écriture. La musique peut faire office de journal du musicien. Je ne peux pas penser la musique du dehors. C’est précisément ce qui fait que les compositeurs baroques ont tant écrit, et si vite, alors qu’il nous faut un temps fou pour construire une œuvre. Il ne faut pas chercher à faire, mais faire. La Pensée et le Mouvant de Bergson fut déterminant dans mon travail. Pourquoi les compositeurs du XXe siècle se sont-ils limités à la durée systématique, mathématique, sans jamais s’appuyer sur la pensée de Bergson ? Même dans la contradiction du système, le temps des compositeurs demeure systématique ! Aujourd’hui la forme n’a plus d’importance pour moi. Elle découle simplement du rapport des masses en présences. Cela fut dur à assumer. La construction, comme dit mon librettiste, « c’est la misère de la pensée », comme si l’on ne pouvait pas faire confiance à la seule pensée pure, imprévisible. C’est une longue histoire entre ma musique et moi, mais c’est Bergson qui m’a aidé à le voir. « L’important est de ne pas attacher la faculté de percevoir à la faculté d’agir...», je cite Bergson de mémoire, c’est approximatif. Autrement dit, il faut percevoir pour percevoir, pour rien, percevoir pour le plaisir, et non pas pour agir sur les choses (on se limite au futur). Sinon on n’est plus libre, mais on agit en fonction d’une action.
Travailler ainsi – avec cette idée de Bergson – et vivre comme cela, c’est avoir une vision plus directe de la réalité, c’est admettre que le temps est porteur de création, qu’il est création ininterrompue de nouveauté. Mais c’est difficile à assumer, surtout dans la famille musicale où le temps est fixité puisqu’il n’est que calcul, et où tout est pensé à l’avance. Travailler avec cette idée de ne pas chercher à faire, percevoir pour percevoir c’est, sans cesse, éprouver un acte de liberté totale. Mais cela fait peur. C’est se trouver chaque matin devant un précipice. Au delà de la simple liberté d’action, c’est une liberté essentielle : « Une action libre est une action qui ne préexisterait en aucune manière, pas même sous forme du possible à sa réalisation ». Cette citation de Bergson est exacte. Tout ceci c’est aussi le présent qui dure ou le passé dans le présent (ou le passé qui fait corps avec le présent), ce qui induit non développement, un non déterminisme, avec sans cesse une nouveauté radicale, un jaillissement ininterrompu de création. Cette idée de la continuité du passé dans le présent, par la conscience de ce passé dans le présent, c'est-à-dire la mémoire, explique la cohérence de mon travail. Et non pas un quelconque système.
Cette phrase de Bergson, de ne pas percevoir pour agir, est essentielle. Si l’on agit ainsi elle nous met dans un état d’attention immense à la vie et donc dans un état où font corps passé et présent. Parler à ce moment-là de développement, de forme ou de déterminisme est une absurdité, cela n’a pas de sens. Tout est comme un nuage (Nubes). Ce n’est que le présent qui dure. En tout cas, c’est ce que je cherche en musique et dans ma vie. Car en fait, tout ceci est une préparation à mieux vivre.