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Chroniques
Ludwig van Beethoven
Fidelio
Alors que deux guerres occupent l’actualité internationales, l’une depuis février 2022 et l’autre depuis octobre 2023, ne manquant pas d’interroger les notions de respect de la personne humaine et de sa vie, de droit, de raison d’État, de la légitimité de la vente armurière, etc., alors que la politique intérieure fait polémique quand ses décideurs inaugurent en Ve République des lois qu’on pourrait dire de Nuremberg, regarder Fidelio ne signifie sans doute pas qu’une plongée dans le siècle de Beethoven. Filmée à Londres (Royal Opera House) bien avant ce faux conflit religieux (spoliation de la terre, donc expansion coloniale) et ce faux conflit idéologique (appropriation des ressources, donc expansion coloniale), la production de Tobias Kratzer, placée sous la triade Liberté, Égalité, Fraternité, débute dès l’Ouverture, invitant le regard dans la cour d’une prison en temps de révolution sous bannière tricolore. Tandis que Marzelline flatte un canari en cage – mise en abîme de l’emprisonnement ?... –, son soupirant, Jaquino, est mis en boîte par une petite troupe de jeunes hommes qui lui ressemblent tous un peu. Et le premier acte de commencer.
Rapidement, on se rend compte que les dialogues laissés parlés par le compositeur ont fait l’objet d’une réécriture afin qu’ils concordassent plus encore au contexte de la Révolution française, enfonçant le clou du texte allemand conçu par l’avocat Sonnleithner à partir de la pièce que Bouilly (Léonore ou L’amour conjugal, 1798) portait sur la scène parisienne deux mois, jour pour jour, avant la victoire des Montagnards néojacobins aux élections législatives de l’An VI – les scrutins porteraient d’ailleurs à l’Assemblée le poète Marie-Joseph Chénier, cadet du poète André Chénier guillotiné en l’An II (25 juillet 1794) pour sa foi en la tendance adverse.
Fort de sa visite du dialogue, Tobias Kratzer [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L’Africaine, Tannhäuser, Faust, Il trittico, Moïse et Pharaon et Die ersten Menschen] réalise un coup de maître en opposant deux conceptions de la conduite du peuple vers la liberté. Pour le geôlier Rocco, la suite logique de la Révolution est l’édification d’une république égalitaire, quand Pizzaro, le gouverneur de la prison – le supérieur du premier, donc –, entend éliminer toute étincelle de contestation dans un pays dont il n’entrevoit le salut que dans un autoritarisme à pensée unique. De fait, les bouches des têtes tranchées promenées dans des paniers ne sauraient protester… Une pantomime de gamins moqueurs, dont la vêture s’inscrit clairement dans les années de Terreur, est menée tambour battant, mettant en boîte un Jaquino au chagrin violent, à en croire le gnon qui ombre l’œil de celle qu’il aime. C’est que sa gentille Marzelline n’a de regards que pour l’intrus, ce Fidelio dont personne ne connaît l’origine et que nous avons vu troquer la tenue féminine pour une masculine – à noter que le choix des cheveux longs pour tous les jeunes hommes relativise ingénieusement l’apparence de Leonore. Passé son premier air apparaît le pavillon de son geôlier de père, via un souple travelling : en coupe, une pièce de vie qu’une cloison étroite sépare d’une chambre. C’est là que Marzelline entend la conversation entre Rocco et Fidelio, c’est là encore qu’elle se montre sexuellement entreprenante avec ce dernier, plongé dans un embarras qui ne demande guère d’explication. Pizarro surgit sur un cheval bien brossé pour déchaîner bientôt une cruauté aveugle – il tord gratuitement le cou à l’innocent canari, par exemple. Cette cruauté porte des fruits : c’est sous l’effet de l’indignation que Marzelline, ayant vite découvert le pot aux roses quant au travestissement du héros, se range du côté de Leonore, l’épouse courageuse et combattive, sublimant son désir amoureux en complicité admirative dans la lutte.
Si la scénographie de Rainer Sellmaier avance un premier acte encore classique dans son investigation des lieux de l’action, elle décolle radicalement du mode réaliste pour l’Acte II. Le décor est désormais une sorte de salle de musée à porte haute surmontée d’un pompeux fronton, salle blanche jusqu’à l’agressivité oculaire, pour ainsi dire, où figurants et choristes sont installés face au public, miroir lui-même installé au cœur du dispositif carcéral puisque le cachot de l’homme à abattre est représenté au cœur de l’hémicycle par une sorte de tertre de crasse métallurgique. Cette assemblée – puisqu’il s’agit d’un hémicycle, allons-y – arbore maintenant des costumes d’aujourd’hui, ceux que le spectateur londonien aurait fort bien pu porter en ce 13 mars 2020. Le mur accueille la projection des visages de cet auditoire dont l’expression montre à quel point il est concerné par ce qui se déroule sous ses yeux. Kratzer nous invite donc sur scène tels les élus qui auront à discuter, décider et rédiger la constitution à venir. Sous l’œil de cette députation bientôt en état de choc, c’est Marzelline armée, résolument élevée au rang d’héroïne, qui neutralise l’ire insensée de Pizarro ! Ainsi la mise en scène dépasse-t-elle brillamment le seul amour conjugal. Et la justice de la République d’ensuite œuvrer, pendant que les protagonistes abandonnent les nippes d’antan pour se glisser dans celles de notre contemporanéité. Tandis qu’en l’enveloppant du drapeau l’on célèbre le couple vainqueur, symbole de la Liberté gagnée sur les tyrans, Jaquino, seul tel le dindon de la farce, affiche une tristesse rageuse pouvant suggérer qu’au désarroi de la révélation Fidelio/Leonore et au dépit amoureux, rendu plus puissant encore puisque Marzelline ne le réhabilite pas dans le rôle de promis qu’il avait endossé, s’ajouterait le fait qu’il ait été de l’autre camp.
Cette remarquable lecture scénique est défendue par des chanteurs loyalement investis. On retrouve l’autorité calme et saine du baryton-basse letton Egils Siliņš en Fernando, le ministre qui soudain se signale parmi les spectateurs du plateau et officialise la victoire de leur faction [lire nos chroniques d’Aleko, Elektra, Parsifal, Das Rheingold à Paris, Budapest et Bayreuth, Die Walküre à Paris et Budapest, Siegfried, Der fliegende Holländer, Tristan und Isolde, Samson et Dalila, Le démon et Lohengrin à Paris puis à Bayreuth]. C’est à Simon Neal qu’était confié la composition d’un Pizarro terrible dans sa noire conviction, campé d’une voix parfois un peu fragile dont le chant demeure toutefois efficace [lire nos chroniques d’Œdipe, Die Gezeichneten à Cologne puis à Lyon et du Grand Macabre]. Le jeune ténor irlandais Robin Tritschler offre un timbre d’une clarté séduisante à Jaquino, dont on admire l’intonation redoutablement aiguisée. D’une couleur moins livrée mais puissamment dramatique, le ténor anglais David Butt Philip incarne un Florestan dont la robustesse vocale ne fait pas l’ombre d’un doute [lire nos chroniques de Boris Godounov, Hamlet et War Requiem]. Enfin, l’excellent Georg Zeppenfeld, basse wagnérienne qui n’en est pas à son premier Rocco, apporte onctuosité et fermeté à un geôlier plus attachant que jamais.
Du côté des héroïnes, le soprano agile d’Amanda Forsythe est à la fête en Marzelline très musicale, dotée d’une ligne de chant fort gracieuse [lire notre critique de Betulia liberata], le rôle-titre bénéficiant des harmoniques généreuses et de l’impact impressionnant de Lise Davidsen : le soprano norvégien magnifie la partie de Leonore par une infaillible précision et la fulgurance de l’aigu, mais encore par un art de nuancer qui rend sensible chaque intention du livret, contredisant positivement une impression ancienne [lire nos chroniques de Tannhäuser, Vier letzte Lieder et Die Walküre à Bayreuth]. Si le chœur des prisonnier reste un peu distant, le quatuor du I (Leonore, Marzelline, Jaquino et Rocco) est une petite merveille.
En grand chef d’opéra [lire nos chroniques du Minotaur, d’Anna Nicole, Les Troyens, Parsifal à Londres, Gala Giacomo Meyerbeer, Król Roger, I due Foscari et Das Rheingold à Londres], Antonio Pappano, directeur musical de la Royal Opera House, mène, dans un son large, une fosse savamment contrastée dont il circonscrit cependant les élans dans le scrupuleux respect des chanteurs. Encore faut-il saluer Rhodri Huw pour sa captation qui sert soigneusement ce Fidelio, à l’inverse de trop nombreux DVD à l’ambition démesurée.
BB