Recherche
Chroniques
Leoš Janáček
Jenůfa
À la Deutsche Staatsoper, sous les tilleuls, le metteur en scène vénitien Damiano Michieletto signait, en février 2021, une nouvelle production de Jenůfa, le plus célèbre des ouvrages lyriques de Leoš Janáček. Les caméras de Beatrix Conrad s’étaient alors implantées dans un théâtre encore interdit au public, la représentation se jouant à vide, pourrait-on dire, puisque la pandémie de Covid-19 était encore dans les parages, et surtout les lois qui en accompagnèrent le passage parmi nous.
Avec l’ingéniosité qu’on lui connaît [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia, La bohème, La scala di seta, Samson et Dalila, Idomeneo, La donna del lago, Don Pasquale, Guillaume Tell, L’elisir d’amore, Der ferne Klang et Béatrice et Bénédict], Michieletto a tiré profit de cette situation en invitant le chœur à envahir les rangs, y figurant dès lors l’opinion publique, tellement importante dans les œuvres du compositeur, dans une identification symbolique avec les spectateurs ainsi rendus présents. Avec la complicité de Paolo Fantin, son fidèle scénographe, il convoquait sur scène un carré de lumière habité par des cierges, des croix, tout un harnachement de bondieuseries dorées avec d’austères bancs de bois, ce qui laisse penser que l’action se déroule aux abords d’un oratoire privé, non sans cohérence avec le livret et les convictions religieuses de la Buryjovka, Sacristine. À cet îlot vitré répond le cube de glace, d’abord emballé dans un tapis, que le père de l’enfant du péché amène sur le plateau. L’acte médian regroupe les bancs des fidèles autour du berceau du petit, couché dans la robe rouge que sa mère tricotait durant les scènes précédentes. Plus important, le suivi des motifs : ce berceau est installé sur le tapis dans lequel le bloc de glace fut transporté auparavant. Au plafond apparaît le rocher du cauchemar de l’héroïne, vision qu’après son crime la Kostelnička percevra, elle aussi. Pour ouvrir le dernier chapitre, la Grand-mère enroule l’étrange tapis et découvre une cavité. Il se met bientôt à pleuvoir depuis le rocher jusqu’à ce trou, comme lors du dégel. Avec cette vie des motifs scéniques, nous nous écartons du drame rural et atteignons à la représentation d’une malédiction qui s’accomplit sous nos yeux. Après la chanson qu’il dédit à Jenůfa, Števa brise sauvagement la glace avec un pique, et c’est bel et bien gelé que meurt son enfant sacrifié par l’aînée, puis à la fonte des glaces qu’on en découvre la dépouille, dans un grand scandale.
Loin de se contenter du seul écrin, aussi évocateur soit-il, le metteur en scène s’est attelé à une direction d’acteurs au cordeau qui saisit habilement chaque personnage. Même lorsqu’elle n’intervient pas directement, la Kostelnička hante le plateau. La Grand-mère possède une présence très dense. Quant à jeune Jano, il déborde de vie, contrepoint d’un Stárek impressionnant sous son chapeau de géant. Le maire, rigoureusement coincé, et sa peste d’épouse, possèdent un potentiel comique certain, et leur fille, Karolka, s’avère fort attachante. Contrairement à l’habitude, Števa n’est pas montré comme un fanfaron hâbleur, mais comme un garçon inquiet, presque autiste, sans autre charme que sa force brutale. À son instabilité maladive fait écho la terreur, ici sincère, que lui inspire la sévère Kostelnička puis Jenůfa devenue mère, Jenůfa dont le visage est désormais marqué pour toujours par le geste malheureux de Laca. Lorsqu’elle se sait définitivement abandonnée par celui qu’elle aime et orpheline de son bébé – la formule n’est point trop forte –, encore sacrifie-t-elle sa chevelure, comme pour clore par cette lamentable automutilation le cycle des malheurs. De même la Sacristine apparaît-elle débarrassée de tout apprêt au dernier acte : décoiffée, négligée, elle est ravagée par la culpabilité. À l’heure de la révélation, elle danse sous la pluie du dégel – « je veux souffrir… ».
Quelques œuvres sont de celles qui toujours marchent ; la plupart des versions appréciées ici et là ont prouvé que Jenůfa était des leurs [lire nos chroniques des moutures de Stéphane Braunschweig, Friedrich Meyer-Oertel, Nikolaus Lehnhof, Olivier Tambosi, Calixto Bieito, Patrice Caurier et Moshe Leiser, Vassili Barkhatov, Jean-Louis Martinelli, Robert Carsen, Yves Lenoir, Tatjana Gürbaca et Claus Guth], ce qui n’enlève rien à la belle réussite de Damiano Michieletto et de son équipe – Carla Teti pour la vêture [lire nos chroniques de Boris Godounov, Cavalleria rusticana, Macbet, L’ange de feu et Semele], Thomas Wäntig quant à la chorégraphie, le tout savamment mis en lumière par l’excellent Alessandro Carletti [lire nos chroniques de La pucelle d’Orléans, Nabucco, Marino Faliero, Der Rosenkavalier, Dialogues des carmélites et Le château de Barbe-Bleue] – et à la présente captation qui émeut à coup sûr.
La seule ombre au tableau est la baguette à laquelle fut confiée la somptueuse Staatskapelle Berlin qui affirme, une fois de plus, la qualité de ses cordes et le sain équilibre entre ses pupitres. Sans générosité, comment Simon Rattle entend-il convoquer la sensualité et le sens dramatique puissants de la partition ? Peut-être à l’aide des excessifs rubati… pire encore, avec une percussion trop heurtée ? La pauvreté de son approche ne fait plus l’ombre d’un doute lorsque le chef britannique, ici jamais nuancé, écrase sans l’apercevoir la valse du premier acte (quand Laca évoque la danse de toute la vie). Il revenait donc aux chanteurs de sauver l’aventure, ce qu’ils ont largement fait.
Nul doute que Victoria Randem satisfait pleinement en vaillant Jano [lire notre chronique de Sleepless], que, d’une voix facile, séduit la Karolka d’Evelin Novak [lire nos chroniques du Vin herbé, de Götterdämmerung et Parsifal] et que Jan Martinik paraît luxueusement distribué en Stárek confortable [lire nos chroniques de Don Giovanni et de Tannhäuser]. Très sonore, le ténor australien Stuart Skelton campe un Laca dont le timbre suffit à traduire son désespoir [lire nos chroniques de Merlin, Die Walküre, Siegfried, Fidelio et Peter Grimes]. La partie de son rival fut confiée à Ladislav Elgr, Števa assez monolithique mais très convaincant pour les moyens vocaux et pour le théâtre [lire nos chroniques de Rusalka, Daphne, Le joueur et De la maison des morts à Paris puis à Londres]. Les trois femmes du foyer ne sont pas en reste. On retrouve Hanna Schwarz en Grand-mère fort digne et toujours chaleureuse [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Die Dreigrochenoper, Die Soldaten et La dame de pique]. La voix lumineuse et la richesse de couleur de Camilla Nylund servent une Jenůfa efficace [lire nos chroniques de Khovantchina, Salome, Rienzi, Die tote Stadt, Capriccio, Das Floß der Medusa et Ariadne auf Naxos]. Enfin, Evelyn Herlitzius, avec l’engagement dramatique dont elle est capable, bouleverse en Kostelnička : immense, la voix signe une incarnation prodigieuse, encore magnifiée par le jeu. Par-delà le désagrément apporté par le chef, ce DVD mérite l’investissement.
BB