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Chroniques
Kurt Weill
Symphonies n°1 et n°2 – Der Silbersee (extraits)
Lorsqu’en 1918, l’adolescent Kurt Weill entre à la Hochschule für Musik de Berlin, il est loin d’imaginer les rencontres qui le mèneraient bientôt à fréquenter le monde du théâtre et à collaborer avec des dramaturges. Né avec le siècle, il n’a que vingt ans quand il est amené à diriger la fosse dans le théâtre d’une petite ville du nord de la Rhénanie, Lüdenscheid. S’il est rapidement associé à Bertolt Brecht, son aîné de deux ans – Mahagonny Songspiel (1927) [lire notre chronique du 14 septembre 2009], Die Dreigroschenoper (1928) [lire nos chroniques des 14 et 21 décembre 2003, des 14 juin et 15 septembre 2009, des 27 janvier et 2 février 2012, du 8 avril 2016 et du 25 novembre 2018], Der Lindberghflug (1929), Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930) [lire nos chroniques du 21 février 2009, des 8 octobre et 23 novembre 2010, du 9 juillet 2019 et du 13 novembre 2021], Der Jasager, der Neinsager (1930) [lire nos chroniques du 19 janvier 2008 et du 5 mai 2012] et Die sieben Todsünden (1933) [lire nos chroniques du 29 mai 2021 et du 18 avril 2022] –, ses premiers pas en tant que compositeur de théâtre sont amorcés aux côtés de Georg Kaiser (1878-1945), pour la reprise en 1925 de sa pièce de 1920, Der Protagonist. D’autres projets réuniront les deux artistes : Der Zar lässt sich photographieren (1928) puis Der Silbersee (1933).
De cette œuvre qui connut trois premières le 18 février 1933, à Magdebourg, Erfurt et Leipzig – là, la représentation fut violemment perturbée par des sympathisants nazis, le parti qui avait emporté les élection deux semaines auparavant –, de cette œuvre immédiatement interdite par les autorités et prolongée par une manifestation antisémite dans les rues de Magdebourg, de cette œuvre subversive qui valut au scénographe Caspar Neher de voir ses décors brûler sur la place et à Kaiser son expulsion de son poste d’enseignant à l’Akademie der Künste de Berlin, le musicien Heinz Karl Gruber [lire nos chroniques d’Aerial et Der Prozess] a tiré une suite symphonique en trois mouvements. À la tête du Svenska Kammarorkestern (Orchestre de Chambre Suédois), il en dirige une gravure soignée qui répond à la force épique du propos théâtral [lire notre chronique du 5 décembre 2003]. Après l’énergique Ouverture, on reconnaît Der Bäcker backt ums Morgenrot (Le boulanger travaille à l’aube), féroce ballade que Gruber sert lui-même de sa gouaille éraillée, à l’instar des comédiens de l’époque qui ne faisaient pas profession de chanter (comme c’est aussi le cas de Die Dreigroschenoper, d’ailleurs). Passé un bref résumé parlé de l’argument, en langue anglaise, il dit encore le truculent Was zahlen Sie für einen Rat (Combien payez-vous les conseils), sur un rythme mollement dansé, typique du compositeur, livré dans une souplesse flatteuse et conclu par un petit ricanement aigu.
Quelques semaines après l’événement et ses conséquences brutales, Kurt Weill débarque à Paris, première étape d’un exil qui le mènerait aux États-Unis où il s’éteindra en 1950, sans avoir revu le pays natal. Si le ballet chanté Die sieben Todsünden marque de sa création, au Théâtre des Champs-Élysées le 7 juin, son séjour en France, la Fantaisie symphonique, bien que voyant le jour à Amsterdam sous la battue de Bruno Walter, le 11 octobre 1934,fut conçue dans l’Hexagone. Elle « a été composée pendant l’hiver 1933/34 à Louveciennes, petite agglomération proche de Paris où j’habite depuis un an et demi », précise le musicien. « Voilà des années que je n’écrivais plus pour les salles de concerts, accaparé par mes travaux pour le théâtre […]. Pour cette œuvre, j’ai choisi la forme symphonique tripartite. Le premier mouvement, après une brève introduction, suit une forme sonate pure, à un détail près : ce qui devrait être le développement ne s’inspire pas du thème principal ni du thème secondaire mais puise dans un matériau à lui. Le deuxième pourrait s’intituler Cortège […]. Sur une mesure à quatre temps, lente et continue, il se construit à partir d’un thème rythmique et d’un thème mélodique. Le dernier mouvement est un rondo dont le second couplet contient une marche pour vents seuls et se termine sur une strette en forme de tarentelle », poursuit-il dans cet entretien donné en amont de la création, reproduit dans De Berlin à Broadway [lire notre critique de l’ouvrage]. Ajouter quoi que ce soit semble-t-il nécessaire ? Weill omet benoîtement que l’Allegro molto, seconde partie du premier chapitre,est hanté par des réminiscences des sieben Todsünden, au point de s’apparenter parfois à une suite de ballet. Nous en goûtons une interprétation animée, musclée même, définie par une ciselure ferme. Le Largo médiant de cette commande de tante Winnie* (succédant au Concerto en ré mineur pour deux pianos de Poulenc, à l’Ouverture de Tailleferre et aux Jeux de l’amour et du hasard de Sauguet) invente plus et annonce, par-delà sa gravité quasi funèbre, les pages plus tardives qui, dans l’avenir, s’orneraient de paroles américaines. Le dernier épisode s’affirme martial et tendu.
Né à Munich en 1891, Johannes Robert Becher n’envisage sans doute pas l’homme politique qu’il deviendrait après la Deuxième Guerre mondiale. Poète et romancier, membre du KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) dès 1917, il engage son art dans une voie qui, elle non plus, ne plaira guère aux divers régimes de son jeune temps. Tourné vers Kleist et Zola, il se pose en pourfendeur de l’ordre établi et collabore bientôt au journal du parti, Die Rote Fahne. Après l’exil à Prague et à Paris, Becher entre en résistance contre l’Allemagne nazie. Il revient au pays en 1945 et devient le premier président du Kulturbund der DDR. Encore est-ce à lui que les citoyens d’Allemagne de l’Est durent les vers de leur hymne national, Auferstanden aus Ruinen, mis en musique par Hans Eisler. Bien avant tout cela, il livre en 1921 la pièce épique Arbeiter, Bauern, Soldaten – Der Aufbruch eines Volkes zu Gott (Ouvriers, paysans, soldats – L’éveil à Dieu d’un peuple), sous-titrée Entwurf zu einem revolutionären Kampfdrama, soit Ébauche d'un drame de combat révolutionnaire. Et c’est pour ce projet qu’il engage un jeune homme de vingt-et-un ans nommé Kurt Weill afin qu’il en écrive la musique et des numéros chantés. L’aventure n’aboutissant pas, le compositeur, qui s’y était déjà beaucoup investi, utilise le matériau et, sur cette base, réalise sa Sinfonie in einem Satz (Symphonie en un mouvement), également appelée Berliner Sinfonie, ou encore Première Symphonie comme la Fantaisie est appelée Deuxième Symphonie. En 1921, Weill est encore l’élève de Ferruccio Busoni, à Berlin. Bien qu’admiratif du grand maître, il ne laisse pas la manière de ce dernier exercer une influence directe sur sa musique. Quatre périodes, dira-t-on, articulent la symphonie sans pour autant interrompre son cours. L’élément constant est un rude chemin d’accords drus, qui revient très souvent. Si la part rythmique de l’œuvre fait déjà figure de signature, telle qu’on la retrouvera plus tard dans les opus les plus connus, une audace harmonique inattendue caractérise cette page de jeunesse est contemporaine d’Irrelohe de Schreker, partition dont le lyrisme tourmenté paraît proche [lire notre chronique du 19 mars 2022]. HK Gruber et les musiciens suédois en donnent une lecture fluide mais contrastée, volontiers dramatique, qui souligne sa dense expressivité. Mise de côté par son auteur, la partition autographe de cette Sinfonie in einem Satz avait été envoyée chez Universal, à Vienne, puis conservée en Italie, dans un couvent. Elle fut rendue à Lotte Lenya (veuve de l’artiste) en 1955, puis créée par Wilhelm Schüchter (1911-1978) à Hambourg, le 12 février 1958. Un CD à écouter et réécouter activement !
BB
* Winnaretta Singer, princesse de Polignac, 1865-1943