Chroniques

par laurent bergnach

Krzysztof Penderecki – Karol Szymanowski
œuvres pour orchestre

1 CD Orfeo (2022)
C 210311
À Vienne, en 1995 et 2000, Michael Gielen joue Penderecki et Szymanowski

Qu'elle soit individuelle et intime, ou collective et historique, la mort est à l’origine de nombreux opus destinés à prolonger la mémoire des disparus. Trois d’entre eux sont ici gravés par Michael Gielen, à la tête de l’ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien, les 31 mars 1995 (Penderecki) et 28 janvier 2000 (Szymanowski).

Au début des années vingt du XXe siècle, Karol Szymanowski (1882-1937) est à la fois un polémiste efficace et un compositeur dans sa dernière période de création. C’est en révolte contre la musique allemande que l’ancien élève de Zygmunt Noskowski (1846-1909) s’attelle à une commande de requiem du collectionneur Bronisław Krystall, en mémoire de sa jeune épouse, la violoniste Izabella Krystall (1893-1918). À cet événement s’ajoute la mort tragique de la propre nièce de Szymanowski, en janvier 1925. L’œuvre en six parties est achevée au printemps suivant, sous le nom de Stabat Mater Op.53 – la mère en question étant la sœur du musicien –, et créée le 11 janvier 1929 à Varsovie, sous la direction de Grzegorz Fitelberg. Elle réclame orchestre, chœur mixte et trois solistes. Son originalité est de présenter un texte traduit en polonais plutôt que le latin d’origine qui a perdu son pouvoir d’émouvoir, selon le compositeur – en revanche, ce dernier s’avoue bouleversé, toujours, par une messe villageoise toute simple, chantée dans une langue dont chaque mot devient un « organisme poétique vivant » (in Karol Szymanowski, Écrits sur la musique, Symétrie, 2018) [lire notre critique de l’ouvrage].

En 2000 les interprètes réunis sont Elena Moșuc au soprano fort précis [lire nos chroniques de Rigoletto, Ariadne auf Naxos, Semiramide et Lucrezia Borgia], l’alto Annette Markert au timbre velouté [lire notre chronique de Serpentes ignei in deserto] et Anton Scharinger dont le baryton très présent est idéal dans un mouvement grondeur (V) [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, L’Upupa, Semele et Das Labyrinth]. C’est tout l’intérêt de l’œuvre de mettre en contraste ce type de vivacité, lorsqu’éclate la tonicité jouissive du Chorus sine nomine (II), avec des mouvements hautement délicats, mariant lyrisme et statisme (I, VI), voire reposant entièrement sur la douceur d’un a cappella (IV).

Près d’un an après la création d’Anaklasis (1960) aux Donaueschinger Musiktage, Krzysztof Penderecki (1933-2020) fait jouer sa nouvelle œuvre, Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima, à la Radio de Varsovie le 1er septembre 1961. Le fait que son père avocat joua du violon et qu’à son tour il apprivoise l’instrument a sans doute donné au jeune créateur l’envie de composer en priorité pour les cordes, durant sa période d’avant-garde – Émanations (1961), Polymorphia, Quatuor n°1, Canon (1962), etc. Thrène… comporte cinquante-deux instruments (vingt-quatre violons, dix altos, dix violoncelles, huit contrebasses), et dure moins de dix minutes. Il semble que ce soit après coup, frappé par la charge émotionnelle de l’œuvre, que Penderecki ait décidé de la dédier aux civils anéantis par l’armée américaine, le 6 août 1945. La présente version est tourmentée à souhait.

« Ma création tend au rétablissement de l’espace métaphysique qui est propre à l’homme et a pourtant été ruiné par les cataclysme du XXe siècle, confie Penderecki, à l’approche du siècle suivant. Il n’y a qu’une seule manière de sauver l’homme, c’est de rétablir la dimension sacrée du réel » (in Le labyrinthe du temps, Noir sur Blanc, 1998). Le nazisme a été l’un de ces cataclysmes, en érigeant notamment le camp concentrationnaire d’Auschwitz (1940-1945), à une cinquantaine de kilomètres de Cracovie. Dédié à la mémoire de ses victimes, l’oratorio Dies iræ est créé in situ le 16 avril 1967. On y entend des textes extraits de la Bible (Apocalypse, etc.) et de la littérature (Aragon, Broniewski, Eschyle, Różewicz, Valéry). Contrairement à Szymanowski, et à l’exception d’Eschyle conservé en grec, Penderecki a utilisé une traduction latine.

L’austérité de Lamentatio, le mouvement liminaire, installe une œuvre sévère, une colère sombre. Aux côtés d’Ewa Iżykowska, soprano à l’agilité éclatante, se tiennent les ténor Zachos Terzakis et basse Stephen Roberts [lire notre chronique de Punch and Judy]. Leurs interventions alternent souvent avec des masses chorales cousines de celles de Nono, héritières de Moses und Aaron (Schönberg), et qui annoncent Die Teufel von Loudun (1969), alors en gestation [lire nos chroniques du 7 juillet 2022 et 5 mars 2013].

LB