Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
toulouse – mai 2012

Kader Belarbi, danseur et chorégraphe
rencontre avec le directeur du Ballet du Capitole

le danseur et chorégraphe Kader Belarbi répète La reine morte à Toulouse
© david herrero

Nommé directeur du Ballet du Capitole en février 2011, Kader Belarbi ouvre sa première saison à Toulouse par Stravinsky et la danse, un programme qui – du néo-classicisme de Pulcinella (Nils Christe) à la modernité de Noces (Stijn Celis)en passant par la Symphonie de psaumes vue parJiří Kylián – se place au cœur d’une conception qui entend rappeler le passé tout en donnant la parole aux jeunes chorégraphes. Au fil de la conversation, le danseur-chorégraphe nous mène à la découverte d’une belle année dansée, du ballet-pantomime du XVIIIe siècle (La fille mal gardée) aux Entrelacs qu’il signait lui-même en 2007, via le romantisme orientaliste du Corsaire.

En arrivant à Toulouse en tant que nouveau directeur de la danse au Capitole, quel corps de ballet avez-vous rencontré ?

J’ai immensément de respect pour ceux qui m’ont précédé au Théâtre du Capitole, car à l’heure actuelle son corps de ballet à atteint un excellent niveau, celui d’une compagnie de répertoire, au vocabulaire académique. En tant que jeune directeur, je me pose forcément des questions sur le langage et l’écriture de la danse. Il ne s’agit pas de s’installer uniquement dans le formel, non, mais de poser les moyens à long terme d’une ouverture d’esprit et de corps pour incarner de manière juste de nouvelles propositions avec respect et exigence. Cette malléabilité des danseurs est l’une de mes priorités et elle est intimement lié aux rencontres chorégraphiques aux diverses esthétiques. Tout en jouant les grands ballets classiques, j’étais déjà atypique à l’Opéra de Paris. Toujours il y eut ce tiraillement entre l’esprit et le corps. De ce fait, ma curiosité m’a placé sur de nombreux chemins de traverse. Avec ces expériences et les potentialités acquises, je reconnais qu’en ayant une grande ouverture on ne peut toutefois pas tout danser. C’est la solidité de certaines valeurs – quelles qu’elles soient, d’ailleurs – qui rend disponible à d’autres façons de vivre la danse. Pour moi, aucune guerre entre danse classique et danse contemporaine, bien au contraire, d’autant que j’ai pratiqué les deux hors frontières, de la rhétorique baroque jusqu’au hip-hop ! Certes, on peut se sentir mieux ici ou là, mais la polyvalence est salutaire.

J’ai envie d’appeler cela la culture et la contradiction de l’inspiration. Lorsque le peintre lance un geste, il ne sait pas qu’il sait le faire et il ignore où il ira…

Exactement ! Et il se trouve que je suis plus proche de la peinture que vous ne le savez peut-être, puisqu’enfant je ne rêvais pas de devenir danseur mais bien plutôt d’être peintre, et qu’aujourd’hui je peins – avec Monique Baroni dont j’admire l’incroyable sens de la composition et de la couleur. De fait, je suis certes devenu le danseur que je suis, mais n’ai jamais décidé, projeté, encore moins calculé de devenir chorégraphe un jour. Et mes premiers pas de chorégraphe se sont faits avec Van Gogh, puis Bacon, enfin Rothko. D’une certaine manière, leurs univers m’ont été des conduites. Tous les arts sont étroitement liés, et à lire Kandinsky ou Klee on s’en convaincra plus encore. Rythme, temps, espace – voilà ! C’est ce qui a donné naissance à Entrelacs que j’ai créé à Pékin avec le Ballet national de Chine en référence à Shí Tāo, un fameux calligraphe chinois du XVIIe siècle [image suivante], et donc j’ai « contredit l’inspiration », comme vous dites, par le recours à l’opposition entre la musique d’Arvo Pärt et celle d’Iannis Xenakis [à voir en février 2013, à Toulouse].

Comment le chorégraphe que vous êtes perçoit-il le curieux hexagone qu’est la Halle aux grains ?

Après y avoir vu récemment la reprise de Butterfly, je dirai que loin d’être un inconvénient la proximité qu’offre la structure particulière de la Halle aux grains est plutôt un avantage. Ce soir-là, sans doute pour la première fois dans mon expérience de l’opéra, l’émotion s’est inscrite dans mon corps, directement, au point de me faire pleurer. De là nait le désir de m’interroger activement sur l’emploi de cette architecture, comment intégrer la chorégraphie à cet espace et l’espace à la chorégraphie. Les espaces moins formels que celui de la scène à l’italienne (qui a ses qualités par ailleurs) amènent une idée nouvelle des rapports au jeu, à la musique, au public ; c’est en cela qu’il est salutaire de les investir : ça bouleverse des idées reçues, au fond, quelles qu’elles soient.

l’œuvre du calligraphe chinois Shí Tāo a inspiré un ballet à Kader Belarbi
© dr | encre de shí tāo, collection sumitomo

Programmer La fille mal gardée, ballet-pantomime du XVIIIe siècle sur une partition anonyme [en mars], c’est donc aborder clairement ces « fondamentaux », les premiers pas de la danse, si j’ose dire ?...

Absolument. Non seulement redonner une place à chaque chose, pour ainsi dire, mais aussi exprimer mon profond amour de la danse baroque. Lorsque j’étais encore élève à l’École de l’Opéra, Francine Lancelot, alors maitresse ès danse baroque, travaillait sur la musique Lully. Avec Rudolf Noureev, lui aussi un féru du répertoire baroque – il jouait Bach au piano, d’ailleurs –, elle a monté Bach-Suite qu’accompagnait Christophe Coin au violoncelle. Ce spectacle d’une vingtaine de minutes m’avait alors fasciné dans sa confrontation de la technicité de la danse baroque à l’actualité du danseur-chorégraphe. Là-dessus, Brigitte Lefèvre m’a proposé de me lancer dans un projet de nature comparable. Du coup, en hommage à Claude Bessy et à Rudolf, j’ai appris le Prélude, la Sarabande et la Gigue de cette chorégraphie. Sur ce, Brigitte m’a demandé de la faire en entier… et c’était exténuant, vraiment ! À la fois tradition et modernité, la danse baroque est le point de départ de toutes les danses. Comme une horloge, c’est une architecture de la miniature à partir de laquelle l’histoire de la danse avancera sur l’ampleur, l’allègement du costume, etc. Les maîtres à danser ont mis trente ans à écrire la danse. Aborder ce domaine, c’était ouvrir une étonnante boîte de Pandore, une source folle, qui m’a transformé. La danse baroque est liée à des humeurs, à l’escrime, aux jardins, à la religion ; rien n’y est innocent. Bach-Suite était encore plus épuisant que la danse classique : il n’avait pas d’élévation, j’y étais seul en scène, sans partenaire ni décor, et il s’opérait tout en rapidité, à cent à l’heure. Comme si ce n’était déjà pas suffisamment éprouvant, il se dansait en live avec Christophe Coin, Raphaël Pidoux ou Bruno Cocset, donc en alternant les relations avec ces musiciens. La rigueur exigée me fut donnée comme un véritable dictionnaire, une référence pour la suite de ma vie de danseur et de chorégraphe.

Il y a plus de vingt ans, j’ai vu La fille mal gardée à Nantes, puis au Ballet du Rhin, par Jean-Paul Gravier qui fut un beau danseur et un artiste infiniment cultivé. Avec le danseur suédois Ivo Cramér, il avait reconstitué ce ballet à partir des travaux de Jean Dauberval. C’est le premier ballet (1789), vraiment, du monde entier. Dauberval s’est appuyé sur les Lettres sur la danse de Jean-Georges Noverre qui expliquent les fondamentaux du ballet d’action. On part de la vie courante, on organise des pantomimes, que l’on retrouvera dans les ballets du XIXe siècle, et s’institue une relation étonnante entre ce qui est dansé et ce qui est joué. La fille mal gardée touche au ballet comique, au ballet baroque et au ballet champêtre. Il y a même le chant, par les danseurs, à la toute fin. Tout cela est vivant, frais comme dans un théâtre qui ne serait pas d’autrefois. Reprendre cet objet précieux à Toulouse, c’est faire entrer les danseurs du Capitole dans un univers qu’ils ne connaissent pas encore, élargir leur patrimoine, au fond, ouvrir leur histoire.

À la fin de ce mois de septembre, en partenariat avec le Centre national du costume de scène et la BNF, le Théâtre du Capitole présentera l’exposition Les Ballets Russes et la modernité [jusqu’au 2 janvier]. Quelques semaines plus tard, le public découvrira une soirée que vous intitulez Stravinsky et la danse [à partir du 24 octobre]. Voilà une passionnante cohérence, tant pour ce qui est de la correspondance entre les événements que pour le projet global de la saison qui semble bondir des forces académiques du Ballet toulousain vers autre chose (tel que vous le décriviez tout à l’heure) !

J’espère, oui, que ce sera passionnant (rires) ! Frédéric Chambert (directeur du Capitole) me fait activement participer à sa saison, me demande mon avis sur certains points, à mon niveau – un échange que j’apprécie beaucoup. Je lui ai proposé un premier projet de soirée Stravinsky. Il a immédiatement adhéré. Déjà, ce projet comportait Noces. Avec Alfonso Caiani (chef des chœurs), on a donc commencé d’imaginer comment opèreraient les chœurs.

Dans quelle instrumentation la donnerez-vous ?

Nous avons choisi la version pour quatre pianos. En tant que chorégraphe, je pense la musique très en amont. Si je devais vous dire ce que j’emmènerais sur mon île déserte, sans doute ne serait-ce pas un livre, mais bien plutôt de la musique.

Et ces Noces seront-elles chantées en russe ou en français ?

Tous trois (Frédéric, Alfonso et moi-même) préférons le faireen russe, malgré la difficulté que cela induit. Surtout que pendant les répétitions, les artistes du Chœur seront sur scène dans Rienzi [du 30 septembre au 14 octobre] ! C’est très lourd. Je suis ravi – vous pensez bien ! – que Tugan Sokhiev dirige ce programme, notre chef à Toulouse qui a plus que des affinités avec le répertoire russe, bien sûr. La soirée débutera avec Pulcinella et ses trois solistes vocaux, se poursuivra dans la Symphonie de psaumes avec son imposant chœur, et sera conclue par Noces.C’est rare de réaliser un tel projet qui réunit solistes, chœurs, orchestre et corps de ballet ! On est vraiment là dans une grande dynamique. Une maison d’opéra peut se permettre cette aventure qu’une compagnie aurait bien plus de difficultés à produire. La dernière fois que j’ai vécue ça, c’était dans Orphée et Eurydice de Gluck que Pina Bausch fit au Palais Garnier. L’énergie de ces communions entre artistes de spécialités différentes procure un bonheur incroyable qu’il me tarde de retrouver bientôt.

Un projet « passionnant », donc – j’insiste –, de même que de construire cette saison dansée paraît vous passionner, non ?

C’est alléchant, enthousiasmant, excitant, oui, tout ça (rires) ! Mais c’est aussi à mesurer. La programmation d’une saison est chose facile et difficile tout à la fois. On tente de mener à terme un idéal, mais rapidement l’on s’aperçoit que les routes prennent des écarts, car beaucoup de paramètres sont à prendre en compte, une multitude de contraintes dont il faut jouer tout en les respectant. Le tout est de réussir à ramener toutes ces contingences sur une route qui soi la sienne propre, au fond. Appelons-la « dramaturgie », si l’on veut, dramaturgie qui toujours doit s’affirmer cohérente, architecturée. Sans doute cela s’avèrera-t-il très différent à chaque saison, mais pour celle-ci s’est imposé assez naturellement une sorte de parcours, peut-être moins ordonné que ce que je pensais d’abord – la Belle danse française de la période baroque n’intervient qu’à partir du quatrième programme, ce qui ne suit pas une chronologie parfaite, par exemple. Pour moi, cette soirée Stravinsky correspond véritablement aux forces vives d’un théâtre – la musique russe jouée par un chef russe et à travers un compositeur indissociable de l’univers du ballet : autant d’avantages qui, je le souhaite ardemment, permettront d’ouvrir les champs, les styles chorégraphiques. J’ai choisi la période française de Stravinsky, en gros de 1919 à 1939. Dans une ville comme Toulouse où les valeurs classiques de la danse sont particulièrement incrustées, j’ai envie de travailler comme un peintre en concevant mon nouveau métier de directeur de la danse par touches composites.

dessin de Lev Bakst pour les Ballets Russes, 1917
© dr | dessin de lev bakst pour les ballets russes, 1917

Par exemple, si vous vous interrogez sur la danse au cinéma et en particulier les Ballets Russes, immanquablement vous tombez sur le film Nijinski (Herbert Ross, 1980) qu’on a finalement peu revu après sa sortie, mais encore à Coco Chanel et Igor Stravinsky (Jan Kounen, 2009) et à Coco avant Chanel (Anne Fontaine, 2009). Et un nouveau film vient d’être tourné au bord du Léman, Noces (Philippe Béziat, 2012) qui, sur fond de préparatif d’une production d’aujourd’hui, évoque l’amitié de Ramuz et Stravinsky.

Stravinski et la danse, du néo-classicisme de Pulcinella jusqu’à la modernité de Noces, se place au cœur d’une conception qui rappelle le passé tout en donnant la parole aux jeunes chorégraphes, n’est-ce pas ?

Dans l’avenir, peut-être jouerai-je plus sur le contraste, mais pour cette saison j’ai souhaité faire sens en regardant l’histoire. Avec Pulcinella on démarre dans une tradition connue de tous, celle de Polichinelle, parfaitement entendue dans l’imaginaire de chacun. Puis on arrive à Diaghilev qui demande une œuvre nouvelle à Stravinsky, œuvre que Fokine a créée. Et la voilà décalée, si vous voulez, par la chorégraphie de Nils Christe qui utilise indéniablement le langage classique, via Kylián dont il est imprégné, dans le respect de la pantalonnade d’origine dont elle évite cependant le côté décoratif – je tiens d’ailleurs à préciser que le ballet classique ne doit pas forcément être associé à l’illustration. Certains ballets fonctionnent ainsi, surtout au XVIIIe siècle (et il se peut que je les programme, car ils ont leurs qualités), mais on ne saurait réduire tout le ballet classique à cet aspect-là, loin s’en faut. On arrive ensuite à Jiří Kylián, le maître ! Pour moi, Jiří Kylián est un élu. C’est un esthète qui transforme la danse en un mouvement qui touche à l’âme. Il a d’ailleurs complètement évolué, puisqu’aujourd’hui il emploie des danseurs qui sont plus des « movers » que des danseurs. Nous ouvrons la saison avec un Kylián première période (1978) où se voient encore des grands jetés, des glissades, un vocabulaire classique apparent qui déjà fait pressentir l’étirement de la gestuelle dans l’espace, un néoclassique à la sensibilité contemporaine– en tout cas, en voyant ce qu’il fait aujourd’hui on décèle là le germe qu’il en contenait. Symphonie de psaumes n’est pas une œuvre à proprement parler religieuse, mais Kylián a inventé pour elle un rituel universel parfaitement réactif avec l’univers de Stravinsky, éminemment spirituel. Noces est une pièce qui porte miraculeusement, pourrait-on dire : j’en ai vu maintes versions, et aucune n’est ratée. C’est comme Le sacre du printemps : tant de chorégraphies réussies, que l’on considère celles de Martha Graham, Pina Bausch, Maurice Béjart, John Neumeier et tant d’autres ! Indéniablement Stravinsky provoque positivement les chorégraphes. Quelles Noces montrer ? J’ai trouvé intéressant d’ouvrir le ballet à ce que j’appelle « la masse ». Au début des années quatre-vingt, l’un des premiers ballets que j’ai fait à l’Opéra de Paris était précisément Le sacre du printemps qui offrait la sensation de se trouver au milieu d’une masse de danseurs, ce qui m’apportait quelque chose d’animal et d’instinctif. Stijn Celis réussit à donner à ses Noces cette idée de masse. Vous verrez des mariés noirs (les hommes, enfarinés dans leurs costumes), des mariées blanches (les femmes en robes de tulle), pour un résultat symbolique dont le grand nombre fait naître la notion même de ballet. Un crescendo s’est donc imposé : on commence par Pulcinella, on grandit avec Symphonie de psaumes et enfin Noces explose plus encore les proportions. Ce programme s’ouvre dans la Commedia dell’arte pour se conclure dans l’expressionnisme propre aux pays de l’Est, avec ses danseurs-marionnettes qui mettent génialement à distance l’instruction et le rituel du mariage.

La jeunesse, toujours, avec Étranges voisins [en décembre]. De quoi s’agit-il ?

En 2010, le Jeune Ballet de Lyon m’a demandé une courte pièce pour les « apprentis danseurs » qui entreraient bientôt dans le monde professionnel. Il y avait quatre garçons et quatre filles sur pointes. Il me fallait donc travailler dans la contrainte classique et un aujourd’hui qui me permette d’établir un contact direct, sans question, avec ces jeunes pousses. En l’écoutant, la musique de Vivaldi commence à éveiller mon imaginaire.À ce moment-là, j’étais en relation avec Philippe Hersant dont j’avais chorégraphié Hurlevent à l’Opéra de Paris en 2002. Je lui explique les idées qui me viennent et mon désir de partir de l’animalité. Ayant composé Un animal, des animaux, il me paraissait particulièrement de bon conseil. J’imaginais d’aller de Vivaldi à Hersant, en fait. Philippe m’a donné des rushes qu’il conservait, sans me dire vraiment de quoi il s’agissait. J’écoute… et me voilà stupéfait ! J’entends un chien, rythmé, coloré, animé. Qu’est-ce que c’est ? Il me répond : « c’est tout simple, un basson. Prends-le, je te le donne ». Du coup, ça commence à s’insérer dans Vivaldi. D’autres de ses Éphémères entrent bientôt dans mon projet, mais ça ne colle pas, c’est trop tranché. J’en parle alors à Anthony Rouchier, un très bon ami qui compose dans le domaine electro – mon « jardinier sonore », si vous voulez. Je lui remets les ingrédients. Quelques mois plus tard, il revient avec un matériau qui étire Vivaldi comme un squelette à l’intérieur duquel seraient déclinées des ambiances. Elles y apparaissent et disparaissent, ponctuées des apports de Philippe Hersant qui viennent illustrer, plus justement « animaliser » le propos. La musique était prête avant que je connaisse les danseurs. J’en ai fait un panier à provisions. Quand je les ai rencontrés, j’ai demandé à chacun d’aimer et de détester un animal, et de fil en aiguille, on a monté un spectacle d’une vingtaine de minutes. Je le reprend aujourd’hui, mais en recommençant à zéro et en créant une nouvelle partition avec les danseurs du Ballet du Capitole, toujours sur pointes, dans une soirée qui s’appellera Frictions avec La Stravaganza d’Angelin Preljocaj et Walking Mad de Johan Inger, un jeune chorégraphe très talentueux ; il a conçu une œuvre sur un mur pliable de 9m de long et 2m de haut, qui se tord dans tous les sens, dans un univers surréaliste.

Pour Le corsaire, que vous présenterez en mai prochain, vous annoncez des musiques d’Anton Arenski, Reinhold Glière, Rimski-Korsakov, mais encore de Léo Delibes, Jules Massenet…

mmoui… (rires). On m’a demandé de préciser la musique qui serait jouée, mais rien n’est encore décidé, en fait. C’est toujours la difficulté : souvent la danse est considérée comme secondaire, alors un programme doit annoncer la musique, n’est-ce pas ? On imprime, et voilà…

le danseur et chorégraphe Kader Belarbi prend la tête du Ballet du Capitole
© david herrero

Pour moi, la danse n’est certainement pas un art mineur, et il n’est pas justifiable de se trouver régulièrement amené à combattre, la plupart du temps contre des chefs d’orchestre, d’ailleurs, pour qu’on la reconnaisse. Dans le cas du grand ballet classique, je peux comprendre qu’on puisse parfois considérer comme légères, voire secondaires, les partitions à lui avoir été spécialement dédiées. J’ai parfois entendu des musiciens de fosse déblatérer de folle manière sur Gisèle, par exemple. De même qu’il y a des chefs qui détestent copieusement le ballet, il y en a d’autres qui sont spécialisés dans le ballet ; mais il y a aussi des « vrais » chefs d’orchestre – pardonnez-moi l’expression – des musiciens qui ont le goût de s’associer à cette expression. Cette démarche de désir rend la rencontre non seulement possible mais encore fructueuse. Tout le monde connaît bien Le corsaire et surtout le pas de deux par Margot Fonteyn et Rudolf Noureev. Malheureusement, la succession de petites scènes musicales ne créée qu’un divertissement « saucissonné » qui ne m’intéresse pas. On peut aussi considérer qu’il s’agit d’un ballet de divertissement avec un scénario confus où l’on applaudit plus les prouesses techniques des danseurs, voilà tout.

Le corsaire n’a plus connu de version française depuis 1856, la version un peu « circus » – magnifiquement dansée, cela dit – que présente l’American Ballet Theater caricature l’Orient tant dans la danse que dans les costumes et les décors… Comment balayer ces inconvenances pour restituer Le corsaire tout en s’interrogeant sur la notion de ballet au XXIe siècle, par-delà la vitrine« classique » qui reste bloquée dans le XIXe ? Je viens d’une institution dont je reconnais la pertinence à défendre la ligne classique, bien sûr, mais je souhaite également mener les danseurs d’ici, bien inscrits dans cette rigueur-là, vers autre chose. Revenons à votre question : j’ai écouté toutes les versions possibles et imaginables du Corsaire, après quoi je me suis trouvé face à un bric-à-brac, un impossible méli-mélo. D’évidence il fallait revenir aux sources. Adolphe Adam a fourni une trame musicale importante, tout de même. Alors je tenterai de la compléter le plus intelligiblement possible sans tomber dans une esthétique de malle à tiroirs. Mais ce n’est pas simple du tout ! Dans l’idéal, il faudrait pouvoir commander un travail spécifique à un compositeur que cela passionnerait. Ce ne sera pas le cas. Le corsaire s’articulera sur deux actes de trois parties chacun, et je créerai des passerelles ténues entre ces blocs. Il s’agira de mêler les canons du ballet classique à la caractérisation des personnages via la musique. Pour ce faire, l’orientalisme de Massenet sera sans doute un bon allié, car il agira tout en maintenant la danse à distance de l’illustration.

Il s’agit plus d’évocations, de « couleurs musicales »…

Exactement. L’argument s’articule dans la relation d’un quatuor entre le sultan, la favorite, le corsaire et la belle esclave. Avec la musique, j’essaie de construire au fil des écoutesune dramaturgie musicale perceptible. Actuellement, je sais qu’il y aura les Nuits égyptiennes d’Arenski, par exemple, parce qu’elles m’offrent la bacchanale dont j’ai besoin. David Coleman est vraiment un bon chef pour le ballet. Il a la connaissance et le respect de la danse. Je travaille beaucoup avec lui à édifier une partition homogène et fluide pour ce projet, de même qu’avec une conseillère musicale qui m’aide à valider mes ressentis. Pour moi, la relation à la musique est très vive. Un exemple : avec Philippe Hersant pour Hurlevent, on a passé près de huit mois à se voir tous les jours afin de construire le ballet. La construction du Corsaire n’est pas encore arrêtée, et elle me heurte encore, car je veux absolument respecter les compositeurs dont je convoquerai l’œuvre, ce qui n’est pas toujours simple dans ce cadre. La difficulté est d’être traditionnel, véritablement, tout en étant aussi d’aujourd’hui. Les couleursviendront de Marion Hewlett aux lumières, d’Olivier Bériot pour les costumes et de Sylvie Olivé pour le décor ; à moi de trouver la « parole de la danse », sans pantomime, sans decorum, en détachant les personnages en perspective de la structure scénographique.

Verra-t-on un jour une mise en scène d’opéra signée Kader Belarbi ?

J’ai beaucoup travaillé avec Olivier Massart. Il est principalement connu pour avoir mis en scène la cérémonie de la coupe de foot’ 1998, avec les mannequins d’Yves Saint-Laurent, c’est un homme qui a un grand respect pour les artistes. J’ai participé à quelques-unes de ses opérations « événementielles », notamment un grand ballet baroque sur Apollon sur le Grand bassin de Versailles. Le souvenir de ces expériences me donne des envies de mise en scène d’opéra, oui. Mais les moyens dont disposent les productions pour ce genre de spectacles sont pharaoniques par rapport à ceux d’une maison d’opéra ; c’est une réalité qui n’est pas négligeable et qui peut paraître insolente. D’autre part, je n’ignore pas la difficulté de déplacer le « corps chantant » sur une scène, en particulier le chœur. Concernant le corps, il y a des choses que je ne comprends pas, à l’opéra. Il me faut laisser le temps à une conviction de surgir, que la nécessité de travailler telle œuvre s’impose un jour. Par bonheur, j’ai toujours eu la chance qu’on ne me fasse pas de commandes qui me soient trop éloignées. De fait, il m’est arrivé de refuser des projets, cela dit, car si je ne suis pas convaincu, si ce n’est pas le bon moment, etc., je suis incapable de faire quoi que ce soit, voilà. Le monde de l’opéra m’intéresse. Je le découvre de plus en plus, petit à petit, mais je suis encore uniquement dans le ressenti. Si j’entre plus dans la culture de ce monde particulier, alors oui, il serait probable que je l’investisse. Cmme j’aime aller vers l’inconnu…