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Joseph-Guy Ropartz | Le pays
une redécouverte à l’Opéra de Tours
Le 25 janvier, à l'Opéra de Tours, le public découvrira Le pays, un opéra de Joseph-Guy Ropartz créé en 1912 et plus jamais monté en France depuis lors. Nous avons souhaité présenter l'événement et nous en entretenir avec ses maîtres d'œuvre. Après une présentation générale, des entretiens avec le chef d’orchestre Jean-Yves Ossonce, le ténor Gilles Ragon et le metteur en scène Alain Garichot vous invitent dans l’œuvre .
Le pays, opéra en trois actes
Du compositeur Joseph-Guy Ropartz, souvent dit « breton » et que plus justement l'on dira « français », quel que soit son fort ancrage régional, il n'est guère aisé d'entendre la musique aujourd'hui. Ainsi n'avons-nous pu vous présenter, en cinq ans, que ses Symphonies n°1 et n°2 [lire notre chronique du 24 septembre 2004] ! Né à Guingamp le 15 juin 1864, le musicien mourra le 22 novembre 1955, dans sa maison de Lanloup. Ces quelques quatre-vingt onze années donneront le jour à un vaste catalogue d'œuvres. Pour mieux connaître Ropartz, nous vous invitons à lire l'excellent ouvrage de Mathieu Ferey et Benoît Menut, paru chez Papillon [et, en attendant, lire notre critique qui offre de brefs éléments biographiques]. Alors qu'il est en poste à Nancy, dont il dirigera le Conservatoire de 1894 à 1919, l'artiste découvre Passions celtes, un recueil de nouvelles offert par Charles Vallin et dont l'auteur est ce même Charles Le Goffic (1863-1932) dont plus tôt il mit en musique deux poèmes. Il se passionne tant pour L'Islandaise qu'il entre en contact avec Le Goffic qui, non content d'accorder le droit d'adaptation, lui propose même des ajouts – refusés par Ropartz qui désire précisément s'en tenir à un drame intime. Commencée en 1908, la composition de l’opéra prendra vingt-cinq mois.
Ce n'était, du reste, pas la première fois que le musicien se penchait sur la vie des marins bretons en mer d'Islande. Exactement vingt ans plus tôt, il écrivit pour Louis Tiercelin (1849-1915) la musique de scène d'une adaptation théâtrale du célèbre Pêcheurs d'Islande de Pierre Loti (roman paru en 1886). Au début de l'année 1893 est rendue publique la meurtrière campagne morutière de 1892 : sept goélettes françaises avaient coulé, portant à près de cent-cinquante le nombre des disparus. La création de Pêcheurs d'Islande dans la partition de Ropartz, le 18 février, voit son succès grandi par une presse polémique qui, mettant en relation art et actualité, lui donne une dimension politique. De fait, entre 1825 et 1939, l'exploitation des bancs de morue au large de l'Islande, pour faire les choux gras de quelques conserveries dont la fortune reposait cyniquement sur cette « protéine des pauvres » pour laquelle les pauvres mourraient eux-mêmes, fut simplement désastreuse en termes humains, comme en témoigne notamment Jean Kerleveo (in Paimpol au temps d'Islande : chronique d'un siècle d'armement à la grande pêche morutière, Chasse-marée). Tandis qu'il prépare cette musique, Ropartz, attristé par la perte de sa mère, part en mer vers le nord. Durant ce voyage, il note quelques fragments mélodiques qui serviront directement au projet Pêcheurs d'Islande et précise les idées musicales (deux carnets d'esquisses) qui, vingt ans plus tard, formeront le matériel thématique du Pays (in Joseph-Guy Ropartz par Ferey et Menut, Papillon).
Le pays est un opéra sur la nostalgie, sentiment qui habita Joseph-Guy Ropartz lorsqu'il dirigea le Conservatoire de Nancy, puis celui de Strasbourg, deux postes qui l'éloignèrent de sa chère Bretagne durant trente-cinq ans. On comprendra aisément tout ce qui put l'attacher à L'Islandaise de Le Goffic. En voici l'argument : unique survivant d'un naufrage, le jeune Tual est recueilli par Jörgen en terre islandaise. Pendant sa convalescence, il s'éprend de Kaethe, la fille de cet homme. C'est sur le Hrafuaga, la dangereuse tourbière, que serment sera prononcé, unissant le couple à la seule condition que jamais Tual retourne au pays. Le deuxième acte nous montre un Tual plus rêveur auquel la terre natale manque cruellement. Grande est l'inquiétude de Kaethe, bientôt mère. Le dernier acte est fatal : plusieurs goélettes françaises croisant au large, le jeune homme, comme possédé, tente de les rejoindre. C'est le dégel : le Hrafuaga l'engloutit.
Le 1er février 1912, Ropartz dirige lui-même la création du Pays à Nancy. L'œuvre est donnée à Paris (Salle Favart) le 14 avril 1913. Elle est trop vite oubliée. La recréation que constituent les trois représentations tourangelles (25, 27 et 29 janvier 2008) est donc un événement à ne pas manquer. Pour vous y préparer, cette page réunit les avis de trois acteurs de la vie lyrique : le metteur en scène Alain Garichot qui signera cette nouvelle production, le ténor Gilles Ragon qui enregistra le rôle de Tual, il y a quelques années (Timpani), enfin le chef d'orchestreJean-Yves Ossonce qui dirigea ce disque et conduira en fosse les musiciens de l'Orchestre Symphonique Région Centre Tours dans Le pays d'ici quelques jours.
entretien avec Alain Garichot
Comment avez-vous rencontré la musique de Guy Ropartz ?
J'ignorais l'existence de cette œuvre jusqu'à ce que Jean-Yves Ossonce me propose de la mettre en scène. Je l'ai donc découverte par son propre enregistrement. La musique m'a immédiatement séduit, puis le texte, de sorte que j'eus tout de suite envie de servir l'ouvrage. Je peux affirmer être désormais en amour avec lui, comme disent les Québécois ! D'autant que l'on m'offre une distribution avec laquelle je peux faire un vrai travail d'acteurs.
Qu'est-ce qui vous a d'abord frappé dans Le pays ?
L'œuvre repose sur des événements de vie totalement vrais qui s'inscrivent dans les cellules de chacun des trois personnages. L'unique rescapé du naufrage d'un bateau de pêche – voyez l'actualité ! – échoue sur une île pratiquement désertique où la nature est autant hostile qu'imprévisible, toute entière habitée par le huldufolk (elfes, trolls, etc. : le peuple caché, comme disent les Islandais). Il est sauvé par un couple (père/fille) d'individus totalement isolés qui le fait renaître. Imaginez : l'Islande, c'est presque la planète Mars ! Par exemple : la terre est orange, l'on y mange la chair d'un requin dont on est obligé d'attendre qu'elle se putréfie pour perdre ses toxines – et c'est alors une friandise ! –, on vit dans des sortes de cabanes, etc. L'univers des marins bretons est également un univers de survie, avec son irrationnel, ses superstitions (le lapin, entre autres). Il y a une âpreté dans le langage de Le Goffic sur laquelle la musique de Ropartz possède la force du vent, du désert.
Ropartz est en poste à Nancy depuis quatorze ans lorsqu'il entreprend cet opéra sur la nostalgie. Comment la puissance de ce sentiment, qu'à l'égard de sa Bretagne lointaine il partage avec Tual, son personnage, se déploie-t-elle dans l'œuvre ?
Les œuvres osant l'univers de la nostalgie sont excessivement rares. Les propos de Ropartz sur la découverte de L'Islandaise, la nouvelle de Le Goffic qui inspire son opéra, sont édifiants. Elle est un magnifique creuset qui entremêle des éléments déterminants comme la reconnaissance, l'amour sincère, l'arrivée d'un futur enfant, etc. Enfin, tout ce que l'obsession du retour au pays peut balayer, ce que les déracinés connaissent. Le déracinement – que j'ai connu – est une expérience extrêmement marquante. Surtout lorsque vous êtes porté décédé sur les registres de votre Terre Natale !
Vingt ans plus tôt, Ropartz effectua un grand voyage en bateau qui le mena dans les pays du nord. Si son intention était d'abord de pousser jusqu'à l'Islande, il ne s'y rendra finalement pas. C'est donc une Islande imaginaire qu'il dépeint dans Le pays. Partant que dans l'éloignement la terre natale est idéalisée, car figée dans un souvenir souvent fantasmatique, c'est également un rêve de Bretagne qu'évoque Tual. Quelle part à ce désir récurrent votre mise en scène accordera-t-elle ?
Ropartz n'avait aucune connaissance de l'Islande. En revanche, tous les lieux et les croyances ancestrales islandais que décrit la nouvelle sont justes. Cette terre, ce fjord existe réellement. Le Goffic a très bien perçu qu'en dehors de Reykjavik, on ne vit pas, on survit. Peut-être savez-vous qu'aujourd'hui encore les lois islandaises prennent en compte des traditions reposant sur un irrationnel omniprésent. On ne déplace pas un tas de certaines pierres pour faire passer une route, par exemple ! L'on y bénit encore certains événements sur le Hrafuaga, tout cela n'est pas du tout tombé en désuétude. Dans la confrontation des coutumes, des habitus de vie, entre Bretagne et Islande, bien sur, mais même entre les habitants de deux régions de France, la découverte est exceptionnelle, les relations humaines d'une franchise brutale. C'est ce qui est beau dans Le pays : la rencontre de deux cultures très différentes par un amour fou où l'on ne ment jamais.
Dans cet opéra, deux terres s'opposent : la Bretagne dont Tual se languit et l'Islande où il a rencontré l'amour de Kaethe – qui soigna sa blessure comme Iseult guérit celle de Tristan. Entre ces deux pôles affectifs, la mer joue un double rôle : c'est grâce à elle qu'a lieu la rencontre entre les amants et c'est elle encore qui rejette le héros du chemin du retour. À deux reprises, elle livre son corps meurtri : la première fois suscite une relation qui mène à l'union et à la paternité, la seconde est la sanction de la désobéissance ; ce qui revient à dire que d'initiatrice elle se fait juge. Comment révèle-t-on sur scène ces notions de devoir et de rêve, soit de réalité assumée ou déniée, qui sont au cœur de la trame ?
Ces personnages sont magnifiques de vérité. Kaethe est d'une lucidité et d'une franchise confondante, allant jusqu'au pardon. Ce que ne fera pas le Hrafuaga, la tourbière qui engloutit dans la Saga Islandaise. Tual est sauvé de la mer mais englouti par la terre. De fait, en temps que marin, c'est la nostalgie de la terre bretonne qui l'habite, et c'est la terre qui le mange ! C'est un peu plus complexe, en vérité. La tourbière, gorgée d'eau gelée, étouffe sa victime au dégel : le corps finit donc bien en mer. L'on a tous conscience du danger de la mer. Pourtant, en Islande, la noyade est une surprise : le vrai danger, là-bas, c'est l'engloutissement… sans compter les éruptions volcaniques. L'Islande est une île où l'on peut facilement marcher sur du soufre. Quant au père, Jörgen, il est comme tous les pères qui, consciemment ou inconsciemment, sont le premier et seul homme de leur fille unique. Ce qui l'amène à induire les moyens d'évasion possibles dans le mental de Tual pour regagner sa Bretagne, afin de garder sa fille et son futur héritier.
Le cast de la production annonce l'intervention de projections, réalisées par Lionel Monier. De quoi s'agit-il ?
J'ai tout de suite pensé à travailler avec un projectionniste, ce que je n'ai jamais fait jusqu'à présent. Cela permet de rendre perceptibles au public ces visions de Bretagne qui taraudent Tual – tout ce à quoi il pense arrive sur l'écran : les goélettes, mais aussi les gens qu'il a laissés là-bas, l'autre prénom qu'il prononçait dans son coma, etc. – ainsi que les particularités extraordinaires, sublimes et inhospitalières du sol islandais.
entretien avec Gilles Ragon
En 2001, aux côtés de Mireille Delunsch et d'Olivier Lallouette, vous avez enregistré Le pays. De la musique de Ropartz, que dire ?
À sa manière, mais également dans la lignée des César Franck et Gabriel Pierné, induisant une orchestration plutôt lourde qui a volontiers recours aux cuivres, Ropartz est un wagnérien. La partition du Pays est traversée de leitmotivs – thème breton de Tual, thème du marécage, etc. À cette grande différence près que sa musique n'est pas dramatique. Un wagnérisme debussyste, si l'on peut dire, avec une superbe couleur d'orchestre.
Sans doute s'agit-il d'un caractère imposé par la dramaturgie ?
Bien sûr ! Cet opéra ne compte que trois personnages, sans chœur, ce qui, en soi, est plus que déterminant. Il n'y a pas d'action. Son premier acte est un huis-clos qui fait la part belle à un long duo amoureux, par exemple. Même la mort de Tual n'est pas montrée : elle n'est perçue qu'à travers la lamentation de Kaethe.
Comment percevez-vous l'écriture vocale du Pays ?
C'est un ouvrage qui requiert un baryton présent (Jörgen), dans la tradition des rôles français pour cette tessiture, un soprano dramatique quasi wagnérien (Kaethe) et un ténor que je dirais hybride (Tual) : un demi-caractère français qui convoque un métal plus wagnérien, évoluant vers le répertoire musclé du début du XXe siècle. Par ailleurs, l'on y décèle une modernité dont on imagine facilement qu'un Poulenc put y puiser plus tard. De fait, travailler ce rôle m'aura beaucoup apporté : c'était la première fois que je m'essayais à un répertoire plus large, ce qui m'a donné des idées ! Avant cela, je n'imaginais pas de chanter Werther un jour, par exemple, ce que j'ai fait depuis, et aujourd'hui, ce sont précisément des rôles convoquant ce type de vocalité-là que j'aborde régulièrement.
Selon vous, cet opéra est-il symboliste ou naturaliste ?
Pour moi, Le pays est naturaliste, à n'en pas douter. À la fois parce que l'argument est parfaitement vraisemblable, que l'inspiration se fait parfois folkloriste, mais aussi par la présence de certains stéréotypes – le vieux Jörgen est alcoolique, par exemple. Le livret ne fait pas l'impasse sur certains détails réalistes : Tual ne pense à quitter l'Islande que lorsqu'il voit passer au loin des goélettes françaises. Mais il est également symboliste : le mariage n'y est pas sacré sous l'autorité de l'Église mais par un serment fait au Hrafuaga qui engloutira Tual après sa trahison. Cette œuvre dit l'impossibilité d'être heureux, ni plus ni moins que tous les opéras, d'ailleurs. Son grand message ? L'on n'échappe jamais à ses racines, tout simplement.
entretien avec Jean-Yves Ossonce
Après avoir enregistré Le pays, voilà que vous l’allez diriger au théâtre. Qu'est-ce qui vous attache à la musique de Ropartz et à cette œuvre en particulier ?
Sans doute est-ce la curiosité, au départ. La partition m'avait été signalée par Serge Topakian, le directeur du label discographique Timpani, qui venait d'enregistrer des mélodies de Vierne avec Mireille Delunsch. J’ai lu pour la première fois Le pays en 1999, puis il fallut quelques temps pour que se mette en place le projet de le graver sur disque. Je suis fort intéressé par cette période très riche et contrastée de la musique européenne, mais je connais beaucoup moins bien Ropartz qu'Albéric Magnard, par exemple, dont j'ai enregistré l'intégrale des symphonies (avec le BBC Scottish Symphony Orchestra, chez Hyperion). Ce qui est frappant chez Ropartz, au premier abord, c'est une couleur orchestrale et harmonique tout à fait distincte du debussysme largement en vogue à l'époque.
Comment la partition traite-t-elle le mètre et le rythme, dans cet opéra où le temps est dévoré par l'absolue subjection – il est tour à tour celui de la guérison, de l'enthousiasme amoureux, de l'appel du pays, enfin de la mort ?
Vous avez raison : il y a un parallélisme entre le mouvement des âmes, pourrait-on dire (faute d'un meilleur terme), et le déroulement rythmique ou agogique. Le rythme sert à dessiner les motifs dramatiques. Souvent très anguleux, il fait référence aux éléments naturels : l'Islande austère, la Bretagne, la violence de la mer, etc. Au contraire de Debussy, la souplessefrançaise qui fait ample usage du rubato non-écrit n'est pas de mise. Ropartz, par contre, est très spécifique sur les multiples variations de tempo et noie souvent toute impression de carrure dans de fréquents changements de mètre. Reconstruire le naturel dans de tels enchaînements est d'ailleurs un des problèmes spécifiques de la musique française du début du XXe siècle, où l'on ne peut se repérer uniquement à partir d'un parti-pris, par exemple, de déroulement du texte chanté « en conversation », comme chez Strauss ou Debussy. Vous soulignez justement l'intérêt du traitement du « temps subjectif » l'opéra : cela me rappelle certains scénarios bergmaniens où le temps et sa densité est un enjeu majeur.
Dans cette œuvre, rencontre-t-on des motifs musicaux d'inspiration bretonne et islandaise, soit empruntés directement à un folklore, soit réinventés par le compositeur ?
Oui, chaque personnage a l'occasion de présenter ce que je qualifierais plutôt de « musique populaire réinventée ». Un sorte de chanson à boire rythmée pour Jörgen, le père ; la ballade de Messire Olaf pour Kaethe (de caractère très protestant et islandais, comme le souligne Michel Fleury) ; les motifs plus bretons du chant de Tual au début du deuxième acte – peut-être les plus proches d'une authenticité ethnologique, et pour cause. Ma connaissance inexistante du répertoire populaire breton ne me permet pas de répondre plus avant à votre question.
Honegger n'hésitait pas à mettre sur un pied d'égalité Le pays de Ropartz, Ariane de Massenet, Pénélope de Fauré et Pelléas et Mélisande de Debussy (in Comœdia, 1942) ; qu'en pensez-vous ?
Je comprends ce que voulait dire Honegger, ayant désormais pratiqué trois de ces œuvres – à l'exception de celle de Massenet. Ce sont trois facettes complémentaires et souvent contradictoires de ce répertoire français du début du siècle, avec ce que cela comporte de qualité musicale et aussi, parfois, de problèmes dramaturgiques. Dans un contexte lyrique qui favorise davantage les livrets d'action que les paysages intérieurs, elles restent des symboles de cette époque, des œuvres très marquées dans leurs esthétiques respectives.
Il y a cent ans commençait l'écriture de cet opéra. Après sa création à Nancy (1912), la première parisienne (1913), puis des représentations allemandes (1914) et suisses (1918), Le pays attendra le mois de mai 2006 pour retrouver les planches, dans une mise en scène de Stefán Baldursson donnée à Reykjavik (Islande) sous la direction musicale de Kurt Kopecky. Comment expliquez-vous l'oubli qu'aura connu cette œuvre ?
Je pense que l'oubli s'explique avant tout par l'austérité du sujet et la profondeur musicale de son traitement. Pour moi, Le pays fait partie de ces œuvres dans lesquelles, pour paraphraser le « trop de notes, Mozart ! » de la création de L'Enlèvement au sérail, il y a presque trop de musique… Dans ces ouvrages, le compositeur est presque trop exigeant pour le spectateur d'opéra, qui doit au même moment prêter attention à une musique complexe, sans concession à la « scène à faire », écouter le texte et recevoir la puissance de sentiments vrais qui se manifestent avec force. Le destin de telles œuvres est souvent d'être plus admirées par les professionnels, voire révérées même, que reconnues par l'ensemble du public. Pourtant, je pense que leur temps est venu, parce que nous pouvons bénéficier dans notre approche de toutes les expériences musicales, théâtrales, littéraires, cinématographiques, du XXe siècle. Je disais plus haut que je ne me sentais pas loin de Bergman ou du théâtre scandinave. Nous sommes plus proches de ce monde dramaturgique, aujourd'hui, que du naturalisme de certains opéras à redécouvrir de la même époque. Et puis, la nostalgie est un sentiment magnifique : nous avons toutes et tous nos Bretagne dans un coin du cœur, qu'il s'agisse de terres perdues de vue et regrettées ou, métaphoriquement, d'amours mortes, enfouies dans la mémoire et toujours vives. Les personnages du Pays sont poignants dans leur isolement. L'intuition de Kaethe, quant au futur impossible de son couple avec Tual, résonne de manière fort contemporaine. L'identification aux personnages, chère à un grand public lyrique souvent sentimental – et je dis cela sans aucune ironie –, serait peut-être trop douloureuse.
à lire
On pourra se pencher plus avant sur le destin des prêcheurs bretons en mer islandaise (pas exclusivement, du reste, puisque il s'intéresse également aux Normands) grâce au livre passionnant et scrupuleusement documenté d'Elín Pálmadóttir, femme de culture (journaliste, éditorialiste, biographe, écrivain, de formation philosophique) né à Reykjavík en 1927. « Fais dodo petit Jean, l'Islande cruelle t'appelle », telle s'énonce une macabre berceuse que les mamans bretonnes entonnaient à leurs petits – il n'y a pas si longtemps, à y bien réfléchir. L'auteure retrace l'épopée morutière, les grands sacrifices dans lesquels elle précipita les plus humbles au profit de quelques mieux placés, ne faisant l'impasse sur aucun de ses aspects. L'on y apprend la vie à bord, , bien sûr, les fêtes aigres-douces des départs, les légendes – le voile est d'ailleurs levé sur les amours hypothétiques de pêcheurs français avec les belles insulaires nordiques –, les retours, les trop nombreux naufrages, mais aussi les missions locales, les premiers hôpitaux en mer, etc. Dans cette parution des éditions Thélès, deux veines sont exploitées avec bonheur : la précision scientifique du documentaire et de la statistique (qui fait parfois froid dans le dos), le souffle d'une conteuse qui sut s'imprégner si intimement de son sujet qu'elle le transmet avec un enthousiasme communicatif. En refermant ce volume publié en version original en 1989 et accessible en langue française depuis l'automne dernier, on saisira d'autant plus la troublante vraisemblance du livret du Pays.