Chroniques

par bertrand bolognesi

Isang Yun
œuvres pour orchestre

1 SACD BIS records (2022)
SACD BIS-2642
Trois opus tardifs du compositeur coréen Isang Yun (1917-1995) par Osmo Vänskä

Entre le 30 août et le 3 septembre 2021, l’Orchestre Philharmonique de Séoul enregistrait trois œuvres tardives d’Isang Yun (1917-1995) en l’auditorium Lotte de la capitale sud-coréenne. Né à Chungmu, à l’extrême pointe de la péninsule Goseong, Yun quittait son pays dès 1956, après une carrière d’enseignant de la musique. À Berlin, et à la veille de la quarantaine, il aborde pour la seconde fois l’art de la composition, toujours selon le goût occidental, des années après avoir étudié à Osaka auprès de Tomojirō Ikenouchi (1906-1991), artiste japonais très marqué par l’école française et ce que l’on put appeler l’impressionnisme en musique (Fauré, Debussy, Ravel, Caplet, etc.). Ayant lui-même parfait sa pratique à Paris, entre 1927 et 1937, Ikenouchi délivrait à ses élèves les caractères esthétiques de la facture française – l’un de ses nombreux apprentis fut Toshiro Mayuzumi (1929-1997) dont nous abordions Le pavillon d’or [lire notre chronique du 29 mars 2018] –, tandis qu’à Tokyo, Saburō Moroi (1903-1977), revenu de Berlin où il avait peaufiné sa manière dans les classes de Walther Gmeindl (1890-1958), de Leo Schrattenholz (1872-1955) et de Max Trapp (1887-1971), enseignait une tradition germanique héritée de Reger et de Strauss, s’attelant à la méthode dodécaphonique dans la dernière décennie de sa vie.

Dans la cité brandebourgeoise, Isang Yun reconstruit sa verve en confrontant deux approches : celle, située dans la même lignée que ce que Moroi transmettait au Japon, du compositeur Boris Blacher [lire nos chroniques de Preußisches Märchen, Romeo und Julia et de ses Quatuors à cordes] qu’il dispense aux jeunes d’alors que sont Gottfried von Einem [lire nos chroniques de Dantons Tod à Vienne et à Munich, de Der Besuch der alten Dame et Der Prozess] ou Aribert Reimann [lire nos chroniques de Medea à Vienne et à Berlin, L’invisible, Lear à Hambourg, Paris, Budapest et Salzbourg, Die Gespenstersonate à Berlin par Heinz Lukas-Kindermann en 1984 et en 2017 par Otto Katzameier, enfin d’Eingedunkelt, ainsi que notre recension du récent ouvrage de Julian Lembke], et celle du musicologue autrichien Josef Rufer (1893-1985), théoricien de l’école sérielle et spécialiste de Schönberg. Quelques mois après le succès que rencontre Reak pour grand orchestre, créé par Ernest Bour à la tête du Sinfonieorchester des Südwestfunk, le 23 octobre 1966 au Donaueschinger Musiktage, par lequel Isang Yun assemble les réminiscences de sa culture d’origine à son acquis occidental dans un langage musical très personnel, ce qui lui vaut une reconnaissance internationale, il est, à la suite d’une brève visite en Corée du nord, enlevé par les services secrets sud-coréens, emprisonné et torturé par la police du régime autoritaire de Park Chung-hee qui le condamne à la détention à vie pour haute trahison. La protestation s’organise activement en Allemagne, tentant par le jeu de l’opinion internationale sur la politique de Park de le faire libérer, et réunissant, pour ce faire, les signatures de nombreux musiciens (Dallapiccola, Klemperer, Ligeti, Stockhausen, Zimmerman, etc., et même Karajan). De fait, il quitte sa cellule en 1969, rentre à Berlin où il devient citoyen ouest-allemand en 1971.

Il y a huit ans, nous posions la question « pourquoi ne joue-t-on pas plus la musique d’Isang Yun ? » [lire notre chronique du 10 octobre 2015]. Depuis, la chose n’a pas changé. Fort heureusement, l’actualité discographique permet d’écouter sa musique [lire nos chroniques de Oktett, Quintet II et Königliches Thema]. Le catalogue du compositeur est vaste et laisse espérer bien des découvertes. Après avoir écrit cinq symphonies pour le grand effectif, Yun se penche sur l’orchestre de chambre, achevant à la Saint-Sylvestre 1987 une première Kammersinfonie pour deux hautbois, deux cors et cordes, dont la première mondiale aura lieu le 18 février 1988 à Gütersloh, ville de Rhénanie du nord qui en est la commanditaire. En trois sections jouées sans interruption, l’œuvre signale une prise de distance certaine avec la rigueur postsérielle, ouvrant les appels des instruments solistes vers un lyrisme souvent consonnant. Outre la ciselure minutieuse par laquelle Osmo Vänskä signe son interprétation, on apprécie les réalisations des hautboïstes Misung Lee et Gyunggyun Ryu comme des cornistes Michal Emanovsky et Byeonghun Kim. La section médiane, dans une soigneuse coloration des timbres, impose une médiation qui contraste grandement avec l’énergie de la précédente, comme avec la dernière, ouverte par un véritable bondissement qui ne dédaigne pas les effets de masse.

Après deux concerti pour violon, respectivement livrés en 1981 et en 1986, qui eux-mêmes suivaient cinq concerti pour divers instruments solistes – violoncelle (1976), flûte (1977), hautbois et harpe (1977), flûte et harpe (1979), clarinette (1981) –, Isang Yun en produit un troisième, au retour d’un séjour hospitalier assez éprouvant. La composition prendra un mois à peine, entre février et mars 1992, et l’œuvre serait créée par Vera Beths et Hans Vonk au pupitre du Radio Filharmonisch Orkest Hilversum, à Amsterdam le 22 juin 1992. « Yun m’a dit qu’il s’agissait d’un cadeau qu’il s’offrait à lui-même en prévision de son soixante-quinzième anniversaire en septembre, et qu’il l’avait également écrite en pensant à sa petite-fille qui pourrait peut-être la jouer un jour », nous apprend le compositeur Walter Wolfgang Sparrer dans la notice du CD. De même que la Kammersinfonie n°1, le Concerto pour violon n°3 articule trois moments sans interrompre cependant son flux. À la fraîcheur du premier succède l’énigme du deuxième, animé de résurgences savamment imprécises dont le violon de Sueye Park magnifie le chant. Une virevolte des flûtes se superpose à la scansion mafflue du tutti au début de la troisième séquence qui ne renonce pourtant pas à l’élan général d’une œuvre au grand souffle. Quelques mois plus tard, Yun livre sa dernière page pour orchestre, sous-titrée légende ; il s’agit de Silla, hommage à l’ancien royaume de Silla où, au VIIe siècle, semble avoir régné une paix indicible. Les répons puissants des cuivres, de part et d’autre d’un paysage amplement vibratile, évoquent donc un idéal fort éloigné de l’actualité politique contemporaine de cette pièce que l’on pourrait presque dire parfumée tant l’écriture des timbres s’y révèle savoureuse et insaisissable à la fois. Le chef finlandais [lire nos chroniques du 31 mai 2006, du 14 avril 2010, du 23 janvier 2014 et du 6 août 2018, ainsi que notre critique de sa gravure du Concerto pour violon Op.15 de Britten] l’infléchit dans une majesté certaine qui en souligne l’aspect discrètement rituel.

BB