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Chroniques
Hans Werner Henze
Das verratene Meer | La mer trahie
À Mishima il ne fallut pas attendre d’écrire La musique (paru en langue française chez Gallimard en 2000, trente ans après le suicide rituel de l’auteur) pour s’intéresser à la psychanalyse, au point d’en imprégner en partie son œuvre romanesque. Ainsi de Gogo no Eiko, édité au Japon en 1963 puis traduit par Gaston Renondeau pour Gallimard qui, en 1968, le publie sous le titre Le marin rejeté par la mer. Dans cette trame se mêlent la théorie freudienne de l’Œdipe ainsi qu’une sorte de psychologie des foules, pourra-t-on dire, qui interroge ce à quoi peut être conduit l’individu par son besoin d’appartenance au groupe.
Le personnage principal en est assurément Noboru, adolescent orphelin de père, dont la mère tient une boutique de mode française à Yokohama, grande cité portuaire située au sud de Tokyo, au centre de la partie Est de la grande île. Inquiétée par l’existence d’une bande de voyous que le gamin pourrait rejoindre, Madame Kuroda Fusako enferme précautionneusement ce dernier à l’heure du coucher. L’attachement que le fils éprouve pour sa mère s’entache d’un trouble certain : dans la cloison qui sépare leurs chambres, il a ménagé un œil par lequel, chaque soir, il admire la nudité de sa génitrice. Ceci étant, rien d’étonnant au caractère inadmissible de la survenue de Ryuji, un officier de la marine marchande, dans l’intimité de la belle Fusako, veuve encore jeune et belle avec laquelle s’engage une histoire d’amour qu’ils entendent bientôt rendre matrimoniale. Balloté entre la haine du rival et une fascination érotique pour sa virilité, le gamin fait part de cette intrusion au gang dont chacun des cinq membres est désigné par un numéro – Noboru y est le Troisième. Décision est bientôt prise, par le Premier, de mettre à mort l’amant de Fusako considéré comme traitre à l’océan dans sa volonté de prendre racine dans la vie de celle-ci et de tenir avec elle la boutique française. En guise de serment, il est exigé que l’orphelin sacrifie froidement un chat. Non content d’espionner sa mère, Noboru est soudain surpris par les amants des ébats desquels il ne manque pas une miette. Si Fusako est furieuse et même honteuse, le marin ne montre aucune colère et, au contraire, en profite pour tâcher de se rapprocher de celui qu’il considère dès lors comme son fils. Rien de tel pour l’attirer dans les griffes de ses camarades peu recommandables : sous prétexte qu’il leur fasse le récit de ses exploits en mer, voilà Ryuji convié à sa propre mort pour manquement à l’héroïsme masculin. Et la horde d’adolescents de perpétrer le meurtre.
Dix ans après le cinéaste étasunien Lewis John Carlino (The sailor who fell from grace with the sea, 1976), le compositeur rhénan Hans Werner Henze écrit un nouvel ouvrage lyrique à partir du roman de Mishima. Dans l’ordre chronologique de ses vingt-quatre opéras – Das Wundertheate (1948), Boulevard Solitude (1951), Der Idiot (1952), König Hirsch (1956) [lire notre chronique du 16 avril 2018], Der Prinz von Homburg (1959) [lire notre critique du DVD], Elegie für junge Liebende (1961), Ein Landarzt (1964), Der junge Lord (1964), Das Ende einer Welt (1964), The Bassarids (1965) [lire nos chroniques des 15 avril et 11 décembre 2005, du 19 août 2018 et du 10 avril 2020], El Cimarrón (1970) [lire notre chronique du 10 février 2007], La Cubana oder Ein Leben für die Kunst (1973), Wir erreichen den Fluß (1976), Orpheus (1978), Pollicino (1980) [lire notre chronique du 20 avril 2005], Die englische Katze (1983), Das Urteil der Kalliope (1964-1991), Venus und Adonis (1995), Knastgesänge (1995), Der sohn der Luft (1996), L'Upupa und der Triumph der Sohnesliebe (2003) [lire notre critique du DVD], Phaedra (2007) et Gisela! (2010) –, Das verratene Meer (1986-1989), dont le livret fut écrit par Hans-Ulrich Treichel [lire notre chronique de Die Jüdin von Toledo], tient la dix-septième place. Ses quatorze scènes, réparties sur deux actes, ont été créées le 5 mai 1990, par Markus Stenz à la Deutsche Oper de Berlin. Seize ans plus tard, Henze révisait la partition, dès lors définitivement fixée dans la version qui fut donnée à la Wiener Staatsoper en décembre 2020, dans une mise en scène de Jossi Wieler et Sergio Morabito, dont nous avions alors pu suivre le streaming [lire notre chronique].
Le label discographique Capriccio présente la captation sonore de la représentation viennoise du 14 décembre 2020, issue de la diffusion radiophonique (Ö1). La fosse surprenante, qui alterne des moments fragmentaires et des élans élégiaques au lyrisme incandescent, hérités des opéras d’Alban Berg, est magistralement tenue par Simone Young à la tête de l’Orchester der Wiener Staatsoper [lire nos chroniques de Palestrina, Dialogues des carmélites, Carmen, De la maison des morts et Salome]. Le ressort dramatique de l’écriture d’Henze est à la fête dans cette lecture fort inspirée qui mène la catastrophe tel un rite inévitable. Un octuor vocal de haute tenue sert au mieux une œuvre vocalement exigeante. On y apprécie les adolescents-voyous de Martin Häßler (Nummer Fünf), Stefan Astakhov (Nummer Vier) [lire notre chronique d’Animal Farm], Kangmin Justin Kim (Nummer Zwei) [lire nos chroniques de Giulietta e Romeo et de Giulio Cesare in Egitto] et Erik Van Heyningen (Nummer Eins). Le trio principal bénéficie d’incarnations marquantes. Ainsi du soprano agile et puissant de Vera-Lotte Boecker, entendue dans d’autres rôles conçus par Henze et cités plus haut, ici en émouvante Madame Kuroda. Ainsi du baryton Bo Skovhus que l’on retrouve avec bonheur dans un Ryuji fort attachant [lire nos chroniques d’Italienisches Liederbuch, Eugène Onéguine, Tristan und Isolde, Don Giovanni, Odysseus, Die Meistersinger von Nürnberg, Parsifal à Genève puis à Berlin, Lulu, Lear, Peer Gynt et L’ange de feu], enfin du jeune ténor canadien Josh Lovell, Noboru singulièrement facile. Une gravure essentielle, donc, que tout lyricophile non englué dans l’avant-hier écoutera et réécoutera avec passion.
BB