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Chroniques
Hanns Eisler
Ballades – Couplets – Suites – Die letzte Nacht
Enregistrés tour à tour à la Wiener Konzerthaus et au Musikverein, en 1996 puis en 1999, voici réunis, en un large bouquet, plusieurs opus du presque enfant du pays – Hanns Eisler naquit à Leipzig en 1898, mais vécut dès ses trois ans à Vienne, s’installant en 1925 à Berlin, la capitale de la modernité, comme il fut dit souvent, avant que la vague brune mît un terme brutal à tous les enthousiasmes, qu’ils fussent artistiques ou politiques. On retrouve là l’incroyable Heinz Karl (HK) Gruber – chansonnier, contrebassiste, compositeur et chef d’orchestre – dans des prises live qui, avec avantage, rendent compte de son style à la faconde si particulière [lire nos chroniques du Dreigrochenoper, Der Prozess et des symphonies de Weill].
Le rencontre d’Eisler et de Brecht fut déterminante, à la fin des années vingt. Bien qu’élève de Schönberg, le compositeur décide, en toute conscience de s’écarter d’une musique qu’il estime dès lors trop savante dans le paysage sociopolitique berlinois, et engage sa créativité dans un style plus accessible afin de la mettre au service de son engagement, à l’instar de Kurt Weill. Cette simplicité revendiquée est à l’œuvre dans de nombreuses musiques de scène, écrites pour les auteurs du temps, ceux du théâtre de gauche. Du début de la troisième décennie du siècle, celle de tous les désastres, jusqu’à la fin des années cinquante, après le retour forcé de l’exil californien, Eisler s’est ingénié à accompagner les pièces de ses contemporains du monde du théâtre, qu’il s’agisse du Brecht de Die Mutter (1931), adapté du roman de Gorki (1907), de l’auteur de cabaret Julian Arendt (1895-1938) ou de Kurt Tucholsky (1890-1935), alors fort célèbre, écrivains auxquels il reviendrait après la guerre.
De la première période compositionnelle d’Eisler témoigne la parodie Palmström Op.5 (1924) sur un texte de Christian Morgenstern, où s’impose avec évidence l’influence du maître de l’École de Vienne, tant dans le choix instrumental, proche de Pierrot lunaire, que dans la méthode et le style. Un tournant radical vers une facture volontairement populaire s’illustre dans la musique de scène Die leztze Nacht Op.32/2 conçue pour la création d’une partie de la vaste tragédie Die letzten Tage der Menschheit, écrite par Karl Kraus entre 1915 et 1922. Dans ce disque, la partie de récitant revient à Wolfram Berger. Ce tournant fait naître la Ballade von der Krüppelgrade Op.18/1, marche déclamée illustrant les mots du spartakiste David Weber (1899-1978), également inspirateurs de Stempellied Op.28 dont est livré Lied des Arbeitslosen au climat désolé, et la féroce Ballade vom Nigger Jim Op.18/6, mâtinée d’un jazz délicat. Toujours pour voix et orchestre de chambre, incluant parfois des instruments exotiques, nous apprécions l’inquiète Ballade von den Säckeschmeißern Op.22/4 d’après Arendt et la biscornuité de Wohltätigkeit Op.22 inspirée par Tucholsky. Des premières collaborations avec Bertolt Brecht (1898-1956), ce coffret offre l’âpre Lied vom SA-Mann (1931), effrayant, la fort émouvante complainte O Fallada, da du hangest qu’accompagne, seul, le piano (1932), et deux extraits diablement expressifs de la musique de scène Die Rundköpfe und die Spitzköpfe Op.45 (1934).
À l’avènement du nationalisme-socialiste à la tête du Reich, Hanns Eisler, comme nombre d’artistes, choisit de quitter l’Allemagne – communiste et auteur de la musique du film ouvertement subversif de Slátan Dudow, Kuhle Wampe oder: Wem gehört die Welt?, sorti l’année précédente, il est également issu d’une famille juive : cela risque de faire un peu beaucoup pour les nouvelles autorités [lire nos chroniques des 24 et 30 janvier 2008, du 8 octobre 2009, du 15 décembre 2013, des 16 mars et 30 juillet 2017, puis du 10 juillet 2019]. Après dix-huit mois à Paris durant lesquels il compose pour le cinéma – Dans les rues (Victor Trivas, 1933) et Le grand jeu (Jacques Feyder, 1934) –, période interrompue par des séjours à Moscou et à Londres qui recourt à sa plume pour la musique d’Abdul the Damned (Karl Grune, 1935), il rejoint Brecht à Svendborg (Danemark), en 1935, d’où il fera plusieurs voyages en Amérique du Nord. Après s’être marié pour la seconde fois, à Prague, en 1937, il file à Madrid où s’affrontent franquistes et républicains. Et ce n’est qu’en 1938 qu’il décide de s’installer sur la côte ouest des États-Unis. Il y enseigne et mène une carrière de musicien pour Hollywood, accompagnant quelques célèbres bobines – Hangmen also die (Fritz Lang, 1943), None but the lonely heart (Clifford Odets, 1944), The spanish main (Frank Borzage, 1945), A scandal in Paris (Douglas Sirk, 1946), The woman on the beach (Jean Renoir, 1947), etc. Avec le philosophe francfortois Theodor Wiesengrund Adorno, il publie un essai sur la musique de film. Puis survient le procès bien connu, qui lui vaudra l’expulsion du territoire étatsunien. D’abord Viennois, du printemps 1948 à l’été 1949, il se pose définitivement à Berlin-Est, composant l’hymne de la DDR, Auferstanden aus Ruinen.
Outre d’y enseigner et d’y poursuivre sa carrière de compositeur pour le cinéma – Nuit et Brouillard de Resnais (1955), entre autres [lire notre critique du CD] –, Eisler reprend sa collaboration avec Brecht, jusqu’à la mort du dramaturge bavarois. De là viennent les deux numéros pour voix et piano, extraits de la musique de scène de Schweyk im Zweiten Weltkrieg (1956). Encore sa musique retrouve-t-elle les auteurs d’autrefois, comme Tucholsky pour Ideal und Wirklichkeit (1956), Die weinenden Hohenzollern 1922 (1959) et Rückkehr zur Natur (1959), tous trois accompagnés au piano. Dans la couleur de ses musiques pour le septième art, Eisler compose pour des comédies du dramaturge viennois Johann Nepomuk Nestroy (1801-1862) : nous découvrons une verve ironiquement néo-classique avec Höllenangst (1948) puis Eulenspiegel oder Schabernack über Schabernack (1953), très cabaret.
Trois pages purement orchestrales complètent cet objet sonore joué par les ensembles "die reihe" et Klangforum Wien. Les suites d’Eisler puisent volontiers dans ses musiques de film. C’est le cas de la Suite Op.24 n°2 qui parcoure la bande originale de Niemandsland (Victor Trivas, 1931). Il en va de même de la Suite Op.30 n°4 qui revient au documentaire germano-soviétique de 1932, Песнь о героях (Le chant des héros), réalisé par le Néerlandais Joris Ivens ; ici sont gravés les deux derniers épisodes. Enfin, la Suite Op.26 n°3 n’est autre que l’assemblage, en quatre mouvements, de la musique pour le film de Dudow de 1932, précédemment cité, d’où son titre Kuhle Wampe. Nous l’entendons dans une version complétée en 1963 (après la disparition d’Eisler, donc) par le musicologue et compositeur autrichien d’origine polonaise Nathan Notowicz (1911-1968). Dans sa globalité, cette production de la radio autrichienne (ORF), qui permet d’approfondir sa connaissance d’Eisler [lire nos chroniques du Quatuor à cordes, de 41 ausgewählte Lieder, œuvres pour piano, Divertimento, Ernste Gesänge et de la Deutsche Sinfonie dans les gravures d’Eliahu Inbal et de Günther Theuring] et dont la totalité des textes chantés escorte la publication, vaut vraiment le détour.
BB