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Dossier
Hèctor Parra
portrait du compositeur autour de deux œuvres
Mardi 18 janvier, midi. Nous retrouvons Hèctor Parra dans les locaux de l’Ensemble Intercontemporain qui donnera la semaine prochaine, avec le Remix Ensemble, La mort i la primavera sous la direction de Peter Rundel et Lucie Leguay. Quelques jours après cette création française, une autre première aura lieu, Avant la fin… vers où ? qu’à la tête de l’Orchestre national de Lille Ludovic Morlot jouera in loco. Au plaisir de faire connaissance avec le compositeur (né en 1976), qui prépare en ce moment un opéra à partir d’une pièce de Pasolini, succède d’emblée la consultation de la partition de la première de ces deux œuvres, document qu’il place immédiatement sous nos yeux. Nous y lisons une brève figure introductive qui convoque un seul des deux ensembles, la superposition des deux se faisant bientôt et d’une manière relativement simple…
Hèctor Parra – L’harmonie de cette pièce provient de ce que j’écrivis lors du séjour effectué face au camp de Birkenau, dans une chambre d’hôtel. Je visitais Auschwitz dans le cadre de mon travail en vue des Bienveillantes. Je suis resté dans cet hôtel trois ou quatre jours. Soir et matin, je voyais depuis la fenêtre de la chambre les baraquements du camp où je passais toutes mes journées. J’ai priorisé Birkenau, le lieu d’extermination final des Juifs d’Europe, une fois Treblinka et les autres camps de l’Est polonais démantelés. Le week-end, des petits groupes guidés le visitaient, mais en semaine j'y étais seul pendant des heures. Ces accords, je les ai pensés dans le camp de Birkenau, les écrivant une fois rentré à l'hôtel et plus en détail à la maison, plus tard. C’est ainsi que j’ai trouvé l’état d’âme nécessaire pour finir le menuet de l’opéra [lire notre chronique du 24 avril 2019]. Après plusieurs essais suivis de deux destructions, j’ai enfin pu l’écrire une troisième fois ; elle s’est avérée la bonne. C’est une sorte de petit kaddish. Curieusement, l’harmonie de La mort i la primavera est issue de ce travail, même si elle s’y trouve développée différemment.
Bertrand Bolognesi – Peut-être n’est-ce pas si curieux, sans doute un lien rassemble-t-il ces projets…
Il est vrai que le roman qui l’inspire se passe dans un village qu’on pourrait dire concentrationnaire. On est à la montagne, c’est d’un côté paradisiaque pour ce qui est de la nature environnante, mais aussi un endroit dont on ne sort jamais, même mort.
Ton œuvre affiche pour sous-titre Tableaux pour un ballet imaginaire d’après le roman éponyme inachevé de Mercè Rodoreda. Avec elle, tu abordes un grand texte, le dernier roman, inachevé, de la romancière catalane, ta compatriote.
Mercè Rodoreda est la plus grande auteure catalane. Depuis quasiment leur naissance tous les Catalans la connaissent, parce que sa littérature est enseignée dans les écoles, on y parle tout le temps de ses livres qui font partie de notre quotidien. Et nous la tenons si bien pour connu que… nous ne la lisons jamais ! Au lycée, on étudie La place du diamant, l’un de ses plus célèbres romans. On est alors bien trop jeune pour saisir et réaliser ce qu’on y lit. Ce qui saute aux yeux de l’adolescent c’est l’aspect populaire de l’écriture. Il ne peut pas comprendre la terrible expérience de la guerre civile, de l’exil, de toute la vie difficile des personnages de Rodoreda – sa vie à elle, tout simplement. Les protagonistes de ses romans sont des gens simples, sans aucune particularité notable ; des humbles que rattrape le tragique de l’existence. Elle les saisit en cet instant où ils sont sur le point de tomber, ce qu’elle fait, d’ailleurs, sans aucun excès dramatique. Elle écrit toujours à la première personne, dans une langue à la simplicité parfaite : celle d’une mère qui raconte une histoire à son enfant. La beauté de cette littérature provient de la friction d’un style qui parle à tout le monde avec le bouleversement que l’histoire provoque, dont le surgissement métamorphose les petits sentiments de chacun.
Par exemple ?
Prenons La place du diamant. Une jeune femme modeste épouse un Républicain plutôt machiste qui est bientôt abattu au front de l’Ebre. La voilà seule avec leurs deux enfants. Elle va devenir de plus en plus pauvre. Elle finit par n’avoir plus de quoi manger. Un soir, dans le désespoir, sur le point de mourir de faim, elle songe à tuer ses petits et à se supprimer elle-même dans la foulée. La narration décrit alors dans le détail le mode opératoire, comment administrer l’acide sulfurique dans la bouche, etc. Tout le processus de dégradation de cette jeune veuve dans l’Espagne du début du franquisme atteint un sommet de monstruosité dans la description du meurtre à venir… qui sera évité, finalement. Au matin, elle se rend dans la petite boutique en bas de chez elle où se procurer le nécessaire pour passer à l’acte. Comme ça, follement, le boutiquier lui demande sa main ! Par un petit coup de sort, son destin, qui s’annonçait tragique, est totalement changé. Ce livre émeut lorsqu’on a quarante ou quarante-cinq ans, mais si tu le lis à seize ans, il t’échappe complètement.
On perçoit beaucoup d’admiration dans la manière dont tu parles de Rodoreda…
Oui, parce que c’est une très grande auteure. Et sa vie fut difficile. Elle n’était pas une féministe dans le sens où on l’entend aujourd’hui, mais aujourd’hui elle est adulée par les féministes, bien sûr. Elle a lutté, à sa manière et dans son époque, pour être une femme libre.
Quelle vie a-t-elle eue ?
Rodoreda travaillait pour le gouvernement républicain catalan, si bien qu’elle a dû quitter son pays une fois avéré le règne de Franco : elle risquait l’emprisonnement… ou pire. À Barcelone, elle a laissé son enfant qui avait dix ans. C’est la raison pour laquelle les gens l’ont beaucoup critiquée. Ils se demandaient comment une mère pouvait avoir le cœur de s’échapper à Paris en abandonnant son petit. Il faut essayer de la comprendre… Une jeune auteure aurait-elle pu s’exprimer dans l’Espagne franquiste ? N’était-il pas à la fois plus sage et pourtant plus dur de fuir le pays seule ? Son oncle l’avait épousée, elle était étouffée par ce mariage de convenance, intra-familial…
…et au caractère clairement incestueux.
Oui, ce devait être complètement malsain. À Paris, à la fin des années trente, alors qu’elle produit surtout des articles, elle a un amant, alors aussitôt que cela se sait, tout le monde culturel catalan la dénigre. Quand Franco meurt, elle vit à Genève. Elle décide alors de retourner dans son pays. Elle s’est éteinte à Gérone, le 13 avril 1983 – au printemps, justement. Je suis un Catalan qui vit à Paris, alors le besoin de relire tous ses romans se fait sentir. Ils me relient à ma culture, à mes origines. Le catalan est la langue que je parle avec mon fils. Ici, je ne lis que des livres en français. Il y a un autre lien avec Les bienveillantes, c’est que Rodoreda a été la première plume espagnole à écrire sur les camps nazis, dès 1946, donc juste après la guerre, et alors que Franco régnait en chef d’une Espagne très liée au IIIe Reich.
L’univers de ses livres n’est pas tendre…
Un autre exemple, qui abonde en ce sens, est Rue des camélias. Là, la narratrice est une prostituée, soutenue par deux hommes riches et, comme on dit, bien sous tous rapports. Peu à peu elle se drogue toujours plus. Elle erre par les rues dans un état chronique d’hallucination. Quelle œuvre elle a laissée ! Elle n’a pas reçu le Nobel de littérature, sans doute parce que la langue catalane était dénigrée par le pouvoir institutionnel espagnol de l’époque, mais elle l’aurait largement mérité.
C’est la première fois que Rodoreda vient visiter ton travail ?
Oui, et il est bien possible qu’un jour je me lance dans la conception d’un opéra sur un de ses livres. Elle a écrit ses grands romans dans les années soixante. C’est une floraison tardive qui se limite à cinq ou six titres. Ils sont tous différents et tous géniaux. Et concis ! Voilà, je suis tombé amoureux de cette romancière que je connaissais de toujours sans l’avoir vraiment lue.
La mort i la primavera t’a plutôt inspiré un ballet…
Oui… qui est devenu une pièce de concert. C’est un ballet imaginaire dans le sens où l’instrumentation peut suggérer les mouvements corporels de personnages sans voix. Le protagoniste n’est pas verbal mais physique.
Quel est le sujet du roman ?
Il plonge le lecteur dans un village de montagne, avec une rivière qui descend des Pyrénées. Les habitants y respectent tous une mythologie fondatrice. Les glycines sont roses, la terre est rose, tout y est rose… mais en réalité tout est monstrueux. Chaque printemps, un rituel se répète : les villageois désignent un adolescent qui parvient à l’âge adulte et le lancent dans le gouffre formé par le lit de la rivière, dont le flux est dangereusement montagneux, afin de vérifier si le tertre sur lequel le village est construit ne menace pas de s’effondrer. Lors de la chute, deux solutions : soit le jeune est tué par les rochers – dans ce cas, on ne l’enterre pas, on abandonne sa dépouille –, soit il est défiguré par les rochers, son visage est marqué pour toujours, et tous les villageois le rejettent. Un rituel initiatique et sacrificiel monstrueux ! Et dans ce village retiré de tout autre, peuplé de gens qui vivent repliés sur leur communauté, d’autres rituels terribles ont cours. Lorsque quelqu’un va mourir de maladie ou par l’effet du grand âge, on le place dans le tronc d’un liège préalablement évidé et on remplit sa bouche de béton – rose ! – jusqu’à ce qu’il étouffe. Alors on referme l’arbre. Rodoreda fait la description très précise de la manière dont l’arbre consomme le corps. Cette coutume exprime la peur des villageois que s’enfouisse l’âme du mourant : il faut enfermer son âme, tout garder, tout cacher – un roman très claustrophobique. Il y a un jeune d’une quinzaine d’années dont la mère est morte et qui vit avec son père et sa marâtre. Avec un bras atrophié et l’autre normal, cette femme est un peu difforme mais elle possède quelque chose de sexy qui attire son beau-fils. Soudain, le père meurt. C’est ainsi que le jeune découvre l’affreux rituel du béton rose. Il découvrira peu après l’autre rite, puisqu’il est choisi par les villageois. Il réchappe de l’épreuve avec un visage détruit. Pour finir, il se suicidera.
L’opus que nous découvrirons la semaine prochaine, ici-même, suit-il cette trame ?
Je n’ai aucune honte de reconnaître l’aspect narratif de mes pièces. Elles suivent la structure du roman, comme Richard Strauss le fit avec ses poèmes symphoniques. Scriabine faisait cela, lui aussi. J’ai divisé mon œuvre en six parties et je l’ai exclusivement concentrée sur la première partie du roman, celle que Mercè Rodoreda a menée à terme, contrairement à la suite, demeurée en état d’inachèvement.
Le lien entre ton travail en vue de l’opéra Les bienveillantes, créé il y a deux ans, semble évident, en effet, à t’entendre décrire le village du roman avec son climat lourdement concentrationnaire…
Avec ses lois, tant d’ordres infinis, une multitude de dogmes pour tout, régis par des peurs absurdes, ce village peut être comparé, en effet, à un système concentrationnaire. En parallèle à l’enfer, Rodoreda décrit la beauté de la nature – les odeurs, les abeilles, les fleurs, les papillons. Je connais certains villages des Pyrénées qui ressemblent à celui de son livre : tu es dans un paradis, vraiment… mais la vie au village est rude, d’une brutalité très typique des lieux isolés de la campagne catalane ou aragonaise. Rien à voir avec la côte de Gérone avec son art de vivre, sa cuisine, etc. Certains lieux de la province de Lerida, par exemple, partagent cette même dureté. Le village de Tor, intégré dans un paysage luxuriant de haute montagne, est tristement célèbre pour les assassinats qui s’y sont perpétrés, lors d’un drame rural noir. Tu connais ce coin du monde ?
Pas vraiment… si ce n’est pour m’être trouvé un jour avec une amie à me rendre en voiture à Saragosse depuis la France. Naïvement, nous avions décidé d’emprunter la route des cols, imaginant que le paysage serait beau, comme c’est le cas dans les Alpes. Mais non, tout était gris, austère, hostile. Sombre comme la limaille !
Exactement, car les Pyrénées sont faites de fer ! Tu as donc vu ces endroits où l’on n’a pas du tout envie que la voiture s’arrête (rires). Du côté français, la végétation est avenante, parce que l’humidité le permet, mais dès que tu passesla frontière, la montagne est beaucoup plus aride, en tout cas, elle possède une autre sorte de beauté. La montagne catalane est moins rude que l’Aragonaise. Mais tout de même, il existe des villages… si tu vas vers Camprodon, par exemple, là où naquit Albéniz, c’est assez fermé, unique, ancestral et légèrement déprimant. Et il y avait si peu de monde qu'en d'autres temps les mariages consanguins étaient courants, avec toutes les conséquences qui en découlent. Dès qu’on redescend vers le chemin de la mer, tout semble s'adoucir.
Tu écris volontiers des opéras…
L’écriture d’un opéra ressemble à une croissance, à une mort puis à une renaissance. Il y a vingt ans, j’écrivais une musique très dense. Peu à peu, je me suis calmé. Marie NDiaye, l’écrivaine avec laquelle j’ai collaboré dans plusieurs projets, m’a beaucoup aidé à reconsidérer le rapport psychologique que j’avais avec ma famille. Quand on change de pays, on n’a soudain plus personne. La rencontre avec Calixto Bieito a été importante aussi. Ses mises en scène de mes opéras m’ont fait découvrir beaucoup de choses, comme le côté charnel et sanglant. C’est tout un aspect de moi que j’ignorais et qui m’a soudain été révélé parce que quelqu’un d’autre me l’a montré de telle manière. L’opéra, c’est une expérience folle ! Les chanteurs, aussi, apportent énormément. Dans Les bienveillantes, par exemple, Peter Tantsits s’est surpassé. Nous l’avions choisi en toute connaissance de ses qualités, bien sûr, persuadés que nous étions qu’il serait très bien… et voilà qu’il a été encore mieux ! Il a transcendé complètement le rôle et dépassé toutes nos espérances, en travaillant différentes couleurs vocales, en s’investissant à trois cent pour cent. Le public était debout pendant dix minutes au moment des saluts. Voilà : j’ai livré une partition et les artistes ont magnifié la proposition qu’elle contenait. C’est comme cela que je conçois l’opéra.
Comment as-tu connu Marie NDiaye ?
Encore une écrivaine que j’aime beaucoup ! Je ne sais pas pourquoi, mais je suis tombé amoureux de ses textes, de sa façon de pénétrer les personnages, et de sa langue très musicale, construite, artificielle dans le bon sens du terme. J’avais une commande de la Biennale de Munich. L’idée m’est venu de prendre contact avec Marie Ndiaye et de lui demander si elle serait intéressée par l’écriture d’un livret. J’ai essayé… Et elle m’a répondu ! Elle m’a invité chez elle à Berlin, où l’on a beaucoup discuté. On s’est rendu compte qu’on aimait les mêmes auteurs – comme Pasolini ou Tsvetaieva, par exemple, ou Khlebnikov. Et il y eut Te craindre en mon absence, un texte extraordinaire qui raconte l’histoire d’une femme d’une grosse quarantaine d’années qui va dans sa voiture parler à sa mère qui n’est pas là. Elle lui fait des reproches, l’accuse d’être responsable du suicide de sa sœur, de la vie qu’elle mène et qui ne lui plait pas. Des détails terribles surviennent, comme celui des lapins que les petites filles devaient tuer. Pour l’enfant, un lapin, c’est presque son bébé, non ? Il le prend dans les bras, il le protège, il le caresse… et soudain la mère ordonne qu’il le tue.
Là encore, il s’agit de rudesse rurale…
…et aussi de l’éducation à la dure – une pédagogie rigide et sans tendresse qui part du principe que la vie sera dure et que l’enfant doit être élevé comme un petit soldat prêt à l’affronter. Dans ses livres, Marie travaille le rapport entre mère et fille d’une manière bouleversante.
Avant la fin… vers où ? nous entendrons le 3 février à Lille vient de ce texte…
Oui, j’ai choisi Te craindre en ton absence pour honorer une commande de l’Orquesta Nacional de España et de l’Orchestre national de Lille. La pièce est développée en un flux jusqu’à devenir un geste symphonique, très polyphonique, d’environ trente minutes. Le personnage ne se place pas dans un instrument plutôt qu’un autre : il est tous ceux de l’orchestre, avec une succession d’états d’âme et de luttes internes. Finalement, la narratrice fait front à sa mère, elle lui donne l’urne avec les cendres de sa sœur. Alors l’orchestre est traversé de violences diverses. Il n’y a pas d’entrelacs mélodiques et moins encore cette idée de faire de la musique électronique avec un orchestre – les fameuses nappes, elles n’existent pas dans ma musique instrumentale. Il s’agit plutôt de flux polyphoniques avec leurs forces, comme c’est aussi le cas dans La mort i la primavera, qui vit comme un organe en mouvement. La partie des cordes est quasiment spectrale. Je prends appui sur les possibilités innombrables de la flûte. C’est un peu comme de dessiner en ajoutant de la craie et en faisant glisser le grain sur la page.
…car il se trouve que tu es aussi plasticien, n’est-ce pas ?
Oui et non… Enfant, j’étais le dessinateur de la classe, en fait, pas du tout le musicien (rires). J’avais cette facilité à dessiner. À Barcelone j’ai fréquenté un atelier de peinture où j’ai développé un peu cette facilité, mais sans autre ambition que d’en faire un hobby. J’ai peint dans un non-style, pour ainsi dire : du postimpressionnisme, sous l’influence de Cézanne que j’aimais beaucoup. Quand je suis arrivé à Paris, à l’âge de vingt-cinq ans, j’ai arrêté de peindre. Mais dans les musées, je fais des dessins. À Rome, j’ai découvert la sanguine. Cet exercice oblige d’observer, d’être très concentré. Pour l’écriture vocale de la femme et de l’homme d’Orgia de Pasolini que j’adapte en opéra, je m’appuie sur les plis du corps, à partir des statues que je vois à Rome. Je cherche le lyrisme dans les plis des statues grécoromaines. Contrairement au Louvre où il y a toujours tant de monde, il m’arrive d’être vraiment seul dans les salles du Palazzo Massimo alle Terme. C’est incroyable : les plus grandes sculptures sont là ! C’est un luxe inouï dont il faut profiter.
En quoi a consisté la résidence à l’Orchestre national de Lille ?
Elle a duré trois ans et s’est terminée avec Inscape. La pièce que l’on va donner à Lille fut prévue dans le cadre de la résidence mais repoussée deux fois, à cause du Covid. Cette résidence était très complète. Toutes mes œuvres d’orchestre y ont été jouées. Le Piano Festival m’a programmé, et l’on a aussi donné quelques pièces chambristes, avec deux ensembles invités : le Quatuor Tana qui s’est attelé à mon Quatuor autour de Vélasquez, et Multilatérale qui a joué Moins qu’un souffle, à peine un mouvement de l’air. J’ai donné des conférences autour de mes pièces mais aussi autour d’œuvres de Strauss et de Scriabine que l’ONL jouait dans sa saison. Ainsi le public a-t-il pu me découvrir dans tous mes aspects. Il y eut aussi des interventions pédagogiques avec des enfants. Pour moi, c’est une belle expérience, avec un échange véritable au fil duquel les musiciens se sont faits peu à peu à mon écriture. C’est une chose qui ne peut pas se réaliser en un ou deux concerts sur une seule année. On voit que les gens de la ville aiment beaucoup découvrir, grâce au long travail de Jean-Claude Casadesus. Il a réussi à tisser un lien fort entre le public et son orchestre.
Plusieurs œuvres sont nées de ta rencontre avec Marie NDiaye…
Ensemble, on a fait un opéra de chambre, Das geopferte Leben, et un monodrame pour voix et électronique. Ces deux pièces ont nourri d’autres œuvres, purement musicales, celles-ci. J’en ai écrit une à partir de Trois femmes puissantes. C’est un petit concerto pour flûte et ensemble, où la flûte soliste incarne Khady Demba, la dernière des Trois femmes puissantes. Là encore, il s’agit d’un destin terrible. Une jeune femme, déjà veuve, quitte l’Afrique. Elle se retrouve dans un camp de clandestins où finalement elle mourra. J’ai appelé cette pièce Rien qu’un souffle, à peine un mouvement de l’air, selon une phrase du texte. Lorsque le livre fut écrit, en 2008 ou 2009, on ne parlait pas autant qu’aujourd’hui des migrants et des conditions atroces dans lesquelles on les fait vivre. Pourtant, c’était une réalité, mais les journaux de l’époque n’en parlaient quasiment pas. À l’heure actuelle, l’information constante sur le Covid-19 prend toute la place, alors on ne parle plus du tout de ce problème.
Et l’opéra ?
Elle en écrivit le livret en français, puis il fut traduit en allemand puisque l’œuvre était donnée à Munich. C’est une version humoristique du mythe d’Orphée. L’homme est mort. C’est la femme qui doit aller le chercher aux Enfers, mais il s’avère qu’elle ne l’aime pas suffisamment pour l’en sauver (rires) ! Alors c’est la mère névrosée, qui déteste son fils qu’elle estime trop faible, qui se sacrifie pour lui : ainsi sera-t-il encore davantage torturé car toujours il le lui devra ! La mère est ce type de personnes qui ont toujours besoin d’être le centre. Et c’est elle, en effet, qui devient l’héroïne de cet opera buffa. Il y a toute une partie pour instruments baroques, comme la triple-harpe et l’archiluth, que j’adore.
Marie NDiaye affirma des prises de positions politiques tranchantes, à un moment donné. Mercè Rodoreda prit courageusement part, et d’importante manière, à la vie catalane républicaine en pleine montée des antagonismes et pendant la guerre civile. Dans son roman Les bienveillantes, Jonathan Littell abordait un sujet encore très sensible… et tu choisis maintenant une œuvre de Pier Paolo Pasolini pour ton prochain opéra ! Peut-on parler, sinon d’engagement en ce qui concerne ta musique, mais au moins d’une certaine affinité avec ceux qui s’engagent ainsi ?
Je connais des artistes d’aujourd’hui très engagés politiquement. Je les admire beaucoup. L’engagement n’est cependant pas mon approche. Évidemment, je suis plus que sensible aux questions de droit des minorités, questions qui se retrouvent dans tous les exemples cités par ta question. Et il y va aussi de ma propre condition de Catalan, parlant une langue minoritaire, bien sûr.
Mais encore ?
Nous n’avons pas d’état pour notre nation. Quand tu es né à Barcelone, tu te sens aussi un peu espagnol, mais cela dépend comment l’Espagne se rapporte à toi… Tu ne peux pas dire « je suis zéro pour cent espagnol et cent pour cent catalan » : ce n’est pas fixe, cela oscille tout le temps. Mais ce qui est sûr, c’est que ta langue te porte et te marque pour toujours.
Ce qui incita Pasolini à écrire des poèmes en frioulan, et même I Turcs tal Friùl, une pièce qu’il conçut en 1944, en plein conflit mondial…
Oui, parce que ta langue natale induit une façon de penser et de dire le monde. Il ne s’agit pas de l’imposer, cette langue, mais de faire en sorte qu’elle survive. J’ai grandi dans une famille plutôt trotskiste, non militante, avec une mère professeure de littérature et un père professeur de physique. Alors, oui, j’ai un respect, et peut-être aussi de l’admiration, pour l’engagement, ces engagements profonds de Rodoreda, Pasolini et NDiaye. En même temps, je ressens de plus en plus une sorte de rejet de tout ce qui, à gauche, devient trop dogmatique. Je me méfie intuitivement de l’excès de dogmatisme qui peut vite s’avérer pernicieux et caduque. Doit-on voir le monde comme un modèle idéologique quitte, si cela ne coïncide pas, à détruire le monde afin de l’adapter à ce modèle ? C’est le grand péché de la dialectique.
Pasolini a plusieurs fois vivement critiqué le parti communiste italien. Il fut violemment dénigré pour cela, d’ailleurs…
Il y a de ces formidables contradictions chez lui, oui brutales et saines. Comme son texte sur les révoltes estudiantines à travers lequel il défend les policiers comme des enfants du peuple. On trouve sur YouTube des enregistrements de discussions publiques avec Pasolini où le niveau est très élevé. Un tel niveau de dialectique n’existe plus de nos jours. Je suis très attaché à cet aspect antidogmatique de Pasolini.
À l’heure actuelle, tu composes un nouvel opéra à partir d’Orgia, sa pièce de 1966, dont la première eut lieu à Turin en novembre 1968. Déjà tu abordais ce texte avec Orgia –Irrisorio alito d’aria, une page pour deux ensembles instrumentaux, l’un spécialisé dans l’interprétation du répertoire baroque (Concerto Köln) et l’autre celle de la musique d’aujourd’hui (Musikfabrik)…
Je l’ai écrite en 2017 avec l’idée d’un dialogue animé entre Orgia de Pasolini et la Johannes-Passion de Bach. Dans ces deux œuvres, il s’agit de sacrifice, dans des modalités totalement différentes, pourtant. Les années passant, j’ai eu envie de revenir sur cette pièce de théâtre qui n’a pas fini de me surprendre. Tout y est concentré dans ce couple de jeunes parents dont l’homme est un homosexuel qui se cache, honteux, et vit un rapport sadomasochiste avec la femme. Tout cela est dit avec une poésie exquise. Ce n’est pas facile, d’ailleurs, d’écrire de la musique à partir d’un tel texte ! En elle-même, la langue est déjà tellement composée… on ne peut pas en disposer avec cette liberté dont usent les compositeurs d’opéra, au risque de perdre du sens. Et il y a tout un aspect philosophique qu’il faut préserver. Le grand monologue de la femme est d’une beauté à couper le souffle ! Il faut imaginer que la partie instrumentale va venir remplacer les développements didactiques du texte original. Pasolini, c’est un continent dont on ne fait jamais le tour. Je peux parler de lui avec des gens très divers et chacun d’eux m’en révèle un autre aspect. Toi, par exemple, comment l’as-tu abordé ?
…voilà le questionneur questionné…
(rires)
Pendant l’adolescence, au lycée. La professeure d’italien avait amené des poèmes qui n’étaient pas du tout dans le manuel d’enseignement. Ils étaient photocopiés sur des pages séparées qu’elle a placées sur une table en invitant les élèves à se servir. Il n’y avait pas d’obligation ; elle s’adressait aux plus curieux d’entre nous, peut-être. J’ai jeté un œil et finalement choisi La ballata delle madri, publié en 1964 dans Poesia in forma di rosa.
Alors que la plupart des gens l’ont connu par le cinéma, toi tu as directement abordé le poète, c’est fou !
Par un hasard heureux. Et Pasolini m’a immédiatement passionné. Alors j’ai lu sa poésie, en version française, cette fois, et plus tard, lorsque j’étais en fac’, je me suis engouffré dans ses écrits polémiques. Dans la petite ville de province où je vivais alors, il n’y avait pas moyen de voir son cinéma. Un ciné-club a donné Teorema, un seul soir ! C’est le premier de ses films que je pus voir. Après quoi, j’ai pu me procurer quelques-uns des scénarios de ses autres films, que l’on trouvait encore chez les bouquinistes, et j’en ai lu d’autres en bibliothèque. Mon approche du cinéma de Pasolini ne s’est donc pas faite par l’écran mais par le texte et des photos extraites des films ou, mieux encore, des photos prises sur les plateaux de tournage.
Mais tu as fini par les voir, ces films ?
Bien sûr ! Mais auparavant, j’ai lu les deux romans, Les ragazzi et Une vie violente (en français). Puis je me suis installé à Paris où j’ai fréquenté le petit cinéma Accattone, rue Cujas. Là, j’ai tout vu, à l’exclusion de Salò que cette salle ne programmait pas. C’était très étrange : je connaissais parfaitement les films, chaque réplique, et, pour certains d’entre eux, ma mémoire anticipait ce que je n’avais pourtant jamais vu. Il faut dire qu’une amie, connaissant ma soif de toujours en connaître plus sur Pasolini, m’avait offert Corpi e luoghi, un livre paru en 1981 qui voyage dans son cinéma dont il analyse la photographie et les thématiques récurrentes ; alors tout m’était devenu presque familier… surtout qu’à cet âge, l’imprégnation est beaucoup plus puissante que plus tard.
Alors tu connais très bien Pasolini…
Je ne crois pas… Son théâtre est venu plus tard, grâce à la parution, dans les fins volumes de la collection Papiers (Actes-Sud), de chaque pièce en version française. Et au début des années quatre-vingt-dix, le Théâtre de Gennevilliers a joué Affabulazione… mais revenons à ton abord de Pasolini, s’il te plait.
Il m’attire beaucoup. Pasolini est un monstre immense, à la mesure de Michelangelo, je crois. J’aime ne pas tout connaître de lui, ne pas tout absorber et garder des paradis inconnus. Je suis comme un chat qui est dans une pièce et veut toujours jeter un œil dans celle d’à côté : la porte doit rester ouverte.
Ainsi conserves-tu précieusement le désir.
C’est exactement cela.