Recherche
Chroniques
George Crumb
Metamorphoses (livres I & II)
Avant de nous quitter, à mi-course de sa quatre-vingt-treizième année (6 février 2022), George Crumb menait encore à terme quatre pages importantes dans son parcours de compositeur. Deux d’entre elles sont vocales – Yesteryear (2013) pour mezzo-soprano, piano amplifié et deux percussions, et The Yellow Moon of Andalusia (2014) pour mezzo-soprano, piano amplifié –, l’une est chambriste – Kronos-Kryptos (2018, rev. 2020) pour cinq percussions – et une autre fut dédiée à l’instrument qui l’a tant inspiré toute sa vie durant, le piano. Il s’agit des deux livres de Metamorphoses, chacun constitué de dix fantasy-pieces after celebrated paintings, autrement dites dix pièces de fantaisie d’après des peintures célèbres. Conçu de 2015 à 2017, le Livre I est créé par Margaret Leng Tan le 7 mai 2017, à la National Gallery of Art de Washington ; quant au Livre II, commencé en 2018 et achevé en 2020, il revint à Marcantonio Barone de le faire entendre pour la première fois, lors d’un streaming en direct de Philadelphie, le 13 décembre 2020, l’activité des salles de concert étant alors compromise par la pandémie de SARS-CoV-2.
Le pianiste Marcantonio Barone, avec lequel Crumb a travaillé le Book II, enregistra dès l’automne 2019 le Book I à Swarthmore, en Pennsylvanie. À la fin du printemps 2021, il en retrouve le Lang Concert Hall pour capter le II, de sorte qu’est sortie, dans la foulée, cette intégrale des Metamorphoses, une galette qui constitue le vingtième volume de l’édition discographique complète des œuvres du musicien étasunien sous label Bridge, qui en compte désormais vingt-et-un – 1 : Songs, Drones, Refrains of Death, Apparition et A Little Suite for Christmas A.D.1979 ; 2 : Federico’s Little Songs for Children, Night Music I et Quest ; 3 : Star-Child, Mundus Canis et Three Early Songs ; 4 : Zeitgeist et Music for a Summer Evening ; 5 : Easter Dawning, Celestial Mechanics, A Haunted Landscape et Processional ; 6 : Lux Aeterna, Pastoral Drone, Four Nocturnes, Gnomic Variations et Echoes of Time and the River [lire notre critique]; 7 : Unto the Hills et Black Angels ; 8 : Makrokosmos I & II et Otherworldly Resonances ; 9 : Ancient Voices of Children, Eine Kleine Mitternachtmusik et Madrigals Books I-IV ; 10 : The River of Life, Yearning and Innocence et Songs of Sadness ; 11 : Variazioni for Orchestra, Otherworldly Resonances, The Sleeper, Early Songs et Night of the Four Moons ; 12 : Eleven Echoes of Autumn, The Sleeper, Vox Balaenae, Five Pieces for Piano et Dream Sequence ; 13 : American Songbook II & IV ; 14 : Bad Dog!(DVD) ; 15 : Spanish Songbook I & V ; 16 : American Songbook VII et Spanish Songbook II ; 17 : American Songbook VI et Images III ; 18 : Spanish Songbook III, Celestial Mechanics et Yesteryear ; 19 : Metamorphoses I ; 21 : Processional, Kronos-Kryptos et Sonata.
Ce n’est certes pas la première fois que George Crumb penche sa musique sur l’art plastique, comme en témoignait A Little Suite for Christmas A.D.1979, créé par Lambert Orkis le 14 décembre 1980, à Washington. Les fresques réalisées par Giotto à Padoue (Cappella degli Scrovegni) dans les toutes premières années Quattrocento avaient alors constitué l’aiguillon de sa créativité. En 2015, en commençant de composer le Book I, l’artiste s’interroge sur le processus par lequel l’art visuel pourrait se transformer en art des sons, et désigne Moussorgski comme le premier, via ses Tableaux d’une exposition (Картинки с выставки, 1874), à avoir réussi cette expérience que l’Américain se plait à voir comme une magie noire de la musique. Sans perdre son imagination dans un improbable réseau de correspondances analogiques, pour ne point aller jusqu’à dire de traductions, c’est à la couleur dominante de chaque tableau choisi, à son climat ainsi qu’à son titre qu’il s’est plutôt attaché et par lesquels il s’est laissé stimuler.
Poursuivant les recherches d’expressivité lancées dès les années soixante par Five Pieces for Piano et nettement approfondie dans la décennie suivante à travers ses Makrokosmos [lire nos chroniques des 22 septembre 2007 et 17 juin 2008, ainsi que du CD de Toros Can]. De fait, s’agit-il bien toujours de piano, ou, plus précisément, ne s’agit-il que de piano ? Le fréquent recours à des usages qui lui sont devenus chers – l’abord direct des cordes, par exemple, mais encore l’aura de l’amplification, la percussion à même le bois laqué de l’instrument ou aux abords de la table, à l’intérieur, quand ce n’est pas un lâcher de pédale contre la robe ou même la voix de l’interprète – favorise l’invention de timbres innombrables qui font largement sortir le piano de sa condition originelle, au fil des vingt numéros brillamment ici parcourus par Marcantonio Barone. Nous y entendons, pour ainsi dire, quatre fois Paul Klee. D’abord avec Prince noir (1927), dans une fausse hésitation qui égraine l’espace sonore jusqu’à créer un effet incantatoire potentiellement inquiétant ; puis avec Le poisson rouge (1925) où il invite un souvenir des Poissons d’or de Debussy mâtiné d’une réminiscence schumanienne (Vogel als Prophet) ; ensuite avec Harmonie antique, abstraction sur fond noir (1925), mouvement envoûtant dont le chemin d’accords s’appuie sur un carré magique directement issus de l’aspect d’échiquier de cette toile, quadrillage où miroite le voyage de la lumière ; enfin, Paysage avec oiseaux jaunes (1923) fait gazouiller des personnages fantomatiques sur une résonnance toujours mystérieuse – celle d’une forêt enchantée, peut-être (I, 1 et 2 ; II, 1 et 2). Avec Champ de blé aux corbeaux (1890), Crumb plonge l’auditeur dans la peinture de Vincent van Gogh par un Lento énigmatique parsemé de croassements funèbres, voire criminels. Quoique sans drame, le secret paraît plus insondable encore dans La nuit étoilée (1889) qui conclut les deux cycles dans les errements intérieurs vécus à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence (I, 3 ; II, 10).
S’ensuivent trois rendez-vous avec la palette de Marc Chagall. L’immense Violoniste (1912) appelle les chansons du shtetl biélorusse d’antan, dans une couleur parfois proche de Bartók, musicien vers lequel Crumb lorgne volontiers. Si celui-ci demeurait sage dans son emploi relativement classique du piano, Clowns dans la nuit (1957) n’a de cesse de surprendre, et principalement dans la douceur qui lui sert à le faire : le compositeur titre son œuvre « ballet grotesque pour les gens du cirque et les poltergeist », c’est tout dire. Acquis en 1988 par le Centre Pompidou (Paris) et conservé depuis 1990 au Musée Chagall de Nice, Les pâques (1968) marie Pessah à la Pâques chrétienne sur une toile presque carrée où l’embrasement du ciel, une lune livide et un caprin jaune d’or le disputent à une noirâtre scène de village vaguement tremblée que domine l’échappée d’un ange clairement femelle, voire effarouché. La partition s’avère structurée comme un récit qui, cependant, ne dévoile rien de cette fête étrange (I, 4 ; I, 7 ; II, 9). Paul Gauguin est deux fois au rendez-vous : pour Contes barbares (1902), empruntant aux toiles tahitiennes du peintre parisien, Crumb développe une autre technique de narration musicale qui s’ouvre dans un souffle paysager bientôt animé par la scansion vocale, tour à tour proclamée fermement ou discrètement chuchotée (manaò tupapaú), tandis que Bartók rencontre Messiaen. Couchée, nue, sur un drap flottant, la belle Tehura, dont les yeux ne sont pas fermés, sait-elle que rôde le spectre au crâne emballé d’un fichu noir ?... L’Esprit des morts veille, dit la toile (1892), dont la musique, avec ses motifs obsédants, suggère « l’ambiance sombre et troublante » (I, 8 ; II, 6).
Encore certains grands maîtres sont-ils présents à travers une seule œuvre. Ainsi de Vassili Kandinsky et de son Cavalier bleu (1903) qui suscite une sorte d’allegro barbaro bartókien où point la course à l’abime d’Erlkönig, le fameux Lieder de Schubert qui inspira également Canción de Jinete à l’Andalou Federico García Lorca (I, 10). Somptueux témoignage de la période dorée de Gustav Klimt, Portrait d’Adèle Bloch-Bauer (1907) n’a pas manqué d’émouvoir ceux qui l’admirèrent au Belvédère de Vienne, avant qu’il soit restitué à l’héritière d’une famille spoliée sous le régime national-socialiste – le film de Simon Curtis fit du procès le sujet d’une de ses bobines (Woman in Gold, 2015). C’est la lumière et les réponses infinies de ses reflets démultipliés que le piano, abondamment pédalisé, transmet à la contemplation intérieure et onirique (II, 5). Petite toile conservée au MoMA (New York), La persistance de la mémoire (1931) de Salvador Dalí provoque un mouvement ondulant telle la mollesse bien connue de ses improbables montres, dans une couleur ravélienne où surgit un chantonnement venu d’autrefois (I, 9). Rien de gentiment rêveur dans l’éprouvant Guernica (1937) monumental de Pablo Picasso, ni dans le mouvement cruel qu’il devient sous la plume de Crumb ! Même la mitrailleuse est de la partie, dans une marche féroce digne d’un Prokofiev, contrariée puis disloquée jusqu’à regarder s’élever les trépassés lors d’un final recueilli (II, 7).
Metamorphoses ne se limite pas à la peinture du Vieux Monde. Cinq artistes made in USA y sont convoqués. Plongée dans l’impressionnisme avec James McNeill Whistler et son Blue and Gold – Southampton Water (1872), nocturne impalpable dont Crumb évoque la brume par l’effleurement et une résurgence mélodique insaisissable (I, 5). Malgré la grande rétrospective présentée au Centre Pompidou au dernier trimestre 2021, l’amateur européen connaît encore assez mal l’œuvre de Georgia O’Keeffe dont Crumb a élu From the Faraway, Nearby (1937). On découvre une page aride, comme le désert dans le ciel duquel surnage les os blanchis d’un grand cerf (II, 8) – le compositeur tientles peintures d’O’Keeffe pour des « leçons sur la fragilité de la vie », selon Steven Bruns (notice du CD). C’est avec la technique ancestrale de tempera sur bois qu’Andrew Wyeth a beaucoup travaillé : ainsi en va-t-il de Christina’s World (1948) qui rend un nouvel hommage à sa voisine paralytique Anna Christina Olson. Idylle brisée, c’est ainsi que Crumb décrit lui-même le mouvement fort doux par lequel il s’empare de ce portrait de dos sur l’herbe (II, 3). Molto vivace obsessif, Perilous Night (1990) d’après Jasper Johns voltige ses vertiges dans une turbulence terrible (I, 6). Terminons avec Purple Haze (1991) où le New-Yorkais Simon Dinnerstein fait tomber de la ville une Ophélie moderne qui semble indifférente au sort du monde comme au sien. George Crumb confie au thème de la célèbre chanson homonyme de Jimi Hendrix le soin d’enfouir loin quelque drame non-visible (II, 4). Deux recueils passionnants !
BB