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Chroniques
Frederik Delius
œuvres variées
Il y a dix ans de cela, les responsables du métro londonien, confrontés à une hausse inquiétante de l'insécurité dans The Tube, avaient songé à diffuser la musique de Frederik Delius par les haut-parleurs de service afin d'adoucir les mœurs des délinquants locaux. C'est dire les malentendus qui pèsent encore sur Delius (1862-1934), souvent qualifié à tort de Debussy anglais alors que son influence majeure lui vient plutôt de Grieg, qu'il rencontra d'ailleurs en 1887 sur les terres norvégiennes du maître. Le parcours de Delius est passionnant : anglais d'ascendance allemande, il est planteur d'oranges en Floride (à la fin du XIXe siècle), avant d'entrer au Conservatoire de Leipzig en 1886. Delius vient ensuite s'établir en France et se fixa à Grez-sur-Loing en 1897 (où il devait rester jusqu'à sa mort), fuyant le conservatisme musical de son pays natal. Mais malgré sa présence sur le sol français durant près de quarante ans, il reste paradoxalement tout à fait méconnu chez nous, tandis que l'Angleterre, qu'il avait superbement dédaignée, finit par le découvrir en 1907 à travers son Concerto pour piano, resté dix ans dans ses cartons, et ses Variations appalachia pour chœur et orchestre, qui avaient subi le même sort (il faudra attendre Copland, bien après, pour rendre justice à la fameuse chaîne de montagnes américaines…). Toutefois, c'est grâce à l'enthousiasme de Sir Thomas Beecham (1879 - 1961), qui devint l'ardent propagateur de ses œuvres, et son principal champion comme disent les Anglais, que Delius commença à être apprécié de ses compatriotes.
Ceux-ci se montrèrent bientôt friands de ses idylles symphoniques (Brigg Fair, Song of the High Hills) pour chœur et orchestre, que Michael Kennedy musicologue anglais qualifie de« charmantes et sensuelles »et de ses poèmes symphoniques (On Hearing the First Cuckoo in Spring, Night on the River). Trois de ses six opéras seulement furent représentés de son vivant et seulement en Allemagne. A Village Romeo and Juliet, qui est peut-être son chef-d'œuvre, fut ainsi créé à Berlin en 1907. Delius assume de façon très personnelle l'héritage romantique mais, par la souplesse de son écriture, il évite tout académisme. Cependant il ne faudrait pas négliger l'œuvre chambriste de Delius, ni ses vastes œuvres chorales comme A mass of life d'après des textes de Nietzsche, ou Sea Drift d'après des textes de Whitman. Nous sommes bien loin, ici, de l'image d'un Delius compositeur d'une musique noble et sentimentale apte à calmer les ardeurs ultra-violentes des usagers les moins urbains de l'Underground londonien.
Ce double CD proposé par Naxos reprend des enregistrements d'excellente qualité réalisés dans les studios historiques de Abbey Road pour des pressages 78 tours, de 1946 à 1952 (notons – pour les plus pointilleux lecteurs d'Anaclase – que Naxos reprend ici des galettes qui avaient déjà été rendues disponibles par EMI sous les références : CMS7 64386-2 et CDM7 64054-2 au début des années quatre-vingt dix).
À la tête d'un Royal Philharmonic Orchestra avec lequel il avait une relation particulière depuis la fin de la guerre (puisque c'était presque devenu son orchestre personnel, plein de retenu et de respect des œuvres), Thomas Beecham nous démontre que la musique de Delius a une vraie substance musicale, dense, compacte, parfois complexe, par-delà les effets, l'affect et le vibrato néoromantique dont a pu l'accuser la tradition musicologique.
Beecham enregistre en novembre 1946 le poème symphonique The song on the High Hills écrit en 1911 par Delius. C'est une pièce émouvante, inspirée par les hautes collines norvégiennes, et surtout par la montagne Grieg. Les irrésistibles chœurs de femmes, sans parole s'il vous plait, sont au rendez-vous. Grands espaces, mélancolie et sentiment de solitude également : Beecham accomplit parfaitement sa mission, et nous fait songer parfois au Vaughan Willams caché derrière, qui attend son tour. Fin décembre 1952, le grand chef d'orchestre enregistre aussi quelques extraits d'une musique de scène composée par Delius dans les années vingt : Intermezzo and Serenade from Hassan, ainsi que Irmelin Prelude, un extrait orchestral de son premier opéra. Autant de courtes séquences plaisantes, sensuelles jusqu'au soyeuxgrâce, notamment, à la direction pleine de noblesse et de passion contenue de Beecham.
Mais legros morceau de ce double CD est A Village Romeo and Juliet, quatrième opéra de Delius, dont la composition commence en 1897 et s'achève en 1907. A Village parvient à s'arracher aux inspirations diversement wagnériennes des précédents ouvrages opératiques de Frederik Delius (Irmelin, The Magic Fountain, Koanga). Chef-d'œuvre musical et vocal, cet opéra est la transposition astucieuse de l'œuvre classique de Shakespeare dans la campagne scandinave de la fin du XIXe siècle, et réunit bien deux jeunes gens, Sali et Vreli, noués dans une histoire d'amour tragique et sans issu. Tout Delius est là : entre mythologie scandinave (on rapproche souvent cet opéra crée en Allemagne… du Tristan und Isolde du grand patron de Bayreuth), musique post-wagnérienne et attachement culturel à l'Angleterre (Shakespeare, tout de même…). Réalisé entre mai et juillet 1948 l'enregistrement de Thomas Beecham a un charme incroyable, époustouflant. De par la passion qu'il affiche ouvertement pour cette œuvre (résolument passionnante, il faut avouer), mais aussi de par les nombreux interprètes – pas moins de vingt voix convoquées pour l'occasion – qui rendent justice à ce chef-d'œuvre à la fois immortel et tellement suranné par moment.
Le programme est complété par un enregistrement réalisé par Beecham en 1951 de la scène finale du troisième opéra de Delius, Koanga, ce qui permettra à l'auditeur de poser de nouveaux points de repères par rapport au Village…
Les reports 78 tours bénéficient de l'excellente qualité des matrices originales des années quarante et cinquante, même si le son paraît souvent bien opaque surtout sur les voix. Le texte de présentation d’Ian Julier, en anglais seulement, est fort intéressant. Si le détail des références des matrices et des 78 tours originaux est donné (ce qui ravira les collectionneurs), on regrettera l'absence du livret de l'opéra rédigé par Delius lui-même après avoir épuisé deux librettistes.
FXA