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Chroniques
Ervín Šulhov
pièces pour quatuor à cordes
Triste et court destin que celui d’Ervín Šulhov (Erwin Schulhoff), enfant prodige pragois né en 1894 que la folie national-socialiste fauchait en 1942. Outre un talent précoce qui se développera avec grand inventivité, intégrant les enseignements des grands anciens à l’exploration des musiques populaires comme à l’émergence de l’Euro-jazz pratiqué par ses contemporains Ernst Křenek et Kurt Weill, Šulhov lorgna tout aussi bien du côté du dodécaphonisme, des mouvements Dada et surréaliste que, plus tard, vers le ton « réaliste-socialiste » d’un art militant. À ce propos, on se méprend souvent : ce n’est pas en tant que Juif tchèque qu’il fut arrêté (23 juin 1941) par l’occupant allemand, mais en tant que citoyen soviétique ; en effet, dans le but d’émigrer de toute urgence, Šulhov demanda, en tant que communiste avéré, la citoyenneté soviétique, l’URSS semblant alors la seule issue pour s’évader de Prague occupée, mais neuf jours après l’obtention de son visa, les troupes allemandes pénétraient le territoire russe : jouant de malchance, il s’était ainsi quasiment précipité dans la gueule de loup. On connaît la suite : d’abord interné à Terezín, il est envoyé quelques mois plus tard au camp de Wülzburg, en Bavière, où la tuberculose l’emporte au cœur de l’été suivant.
Il y a trois ans, nous découvrions avec grand intérêt le Quatuor Aviv dans une intégrale Chostakovitch en concerts ; c’était au Festival de Verbier [lire notre chronique du 27 juillet 2007]. Nous retrouvons les quatre jeunes gens dans ce disque qu’ils consacrent aux quatuors de Šulhov.
Après que le peintre Georg Grosz lui ait fait découvrir et adopter le jazz, lors des quelques années passées à Dresde et à Berlin dans le microcosme culturel où le compositeur est introduit par Otto Dix, Šulhov retourne définitivement à Prague (1923) et délaisse l'expressionnisme viennois comme l’influence nord-américaine en faveur du néo-classicisme français et, surtout, de la musique folklorique slave. De fait, écrit en 1924 le Quatuor n°1 témoigne clairement de ce tournant. Une joie qu’on pourrait dire « villageoise » sinon « ethnique » traverse les motifs obstinés du Presto con fuoco de sa danse entêtante. La lecture affirme une tonicité précisément acérée, jusqu’à une certaine acidité de l’inflexion. Le chant triste de l’Allegretto suivant, « con malinconia », lorgne vers la bluette violonistique… « grotesca ». À une mélodie mélismatique étrangement nauséeuse sont associées des demi-teintes venues de loin, que contrecarre une reprise du second thème en « retour de noces ». Indiqué alla Slovacca, l’Allegro gioccoso se libère d’un passé musical germain, à l’instar des opus de Bartók et Janáček, auxquels Smetana et Dvořák avaient indiqué la route, tout en révélant une personnalité propre. On y croise une danse pleine de relief, des harmoniques méandreuses, une envolée de bal juif et des sifflements de chalumeau, toute une coloration « folkloriste » à teinter la musique centre-européenne de ces années-là. Sur une oscillation questionneuse, l’Andante pose une mélodie pernicieuse, bientôt tragique. Le Quatuor Aviv en réalise les échanges dans un grand lyrisme, prenant volontiers appui sur les trilles, tremolos et autres oscillations, toujours (même les arpèges en relèvent) pour dessiner une errance non-dite à toute la première partie du mouvement. Surviennent un lamento lancinant qui gagne en épaisseur, puis la reprise des premiers pas, en une sorte de tic-tac mahlérien où le final viendra se désoler.
Un an plus tôt, Šulhov signait Fünf Stücke für Streichquartet qui voyage musicalement dans l’Empire des Habsbourg. Leste, incisif même, Alla valsa viennese s’avère fort gracieux sous les archets raffinés d’Aviv, conduit par son premier violon avantageusement clarteux (Sergueï Ostrovski). La Serenata suivante montre de charmantes nudités de guitare, voire de luth, assimilées à une sonorité nettement romantique. Les interprètes n’en appuient rien, laissant sobrement opérer les glissandos, comme pour mieux rebondir dans alla Czeca, danse drue, presque satanique. Un son plus léger permet des tissages subtils au Tango milonga, violon très en avant sur un accompagnement qui volète sous des motifs instrumentaux presque baroques. Une plus sèche fermeté sert alla Tarantella, enflant bientôt sa fièvre dans une emphase qui s’achève en un trait « tueur », si l’on ose dire.
En 1925, la musique d’Ervín Šulhov connaît le succès ; on la joue de plus en plus, y compris dans les festivals internationaux, comme les Donaueschinger Musiktage ou le Salzbuger Festspiele, par exemple. Il écrit alors son Quatuor à cordes n°2. Ce CD en propose une lecture aiguisée, chantant l’Allegro Agitato dans un geste nettement pulsé. Tendre, l’élégie de violoncelle ouvre un deuxième épisode, Tema con variazioni (moderato), où surgit une danse « alla guitarra » et divers rebondissements « de caractère » qui en font presque un « with banjo » : ainsi avant l’emphase progressive des voix vers une méditation quasi-funèbre Šulhov mariait-il ses passions berlinoises. Une soigneuse conduite de la dynamique livre un Allegro gajo bartókien. Le Finale réunit les caractères des mouvements II et III : une cantilène intense, dont le violoncelle est assurément le personnage central, est élégamment « distribuée », interrompue par un scherzo en scansions énergiques, revient comme une caresse pour disparaître dans le déchaînement de l’Allegro molto conclusif.
Le Quatuor Aviv signe là une gravure sensible qui se démarque hardiment de la version du Quatuor Peterson (Capriccio).
BB