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Elisso Bolkvadze, une rencontre
appel aux arts pour la paix
Dans quelques jours débutera l’édition 2019 du Batumi Black Sea Music A'd Art Festival, Festival musical et artistique de la Mer Noire à Batoumi. Dans cette perspective, nous rencontrons Elisso Bolkvadze à Paris, dans un salon musical cossu, près de l’Arc de Triomphe. La pianiste géorgienne est la directrice artistique de l’évènement. Elle nous parle à cœur ouvert de la grande et belle aventure du festival, de son parcours et de son engagement public, mais aussi de son pays natal, de la ville de Batoumi en temps d’enfance.
S’il fallait encore vous présenter en musique, que joueriez-vous au piano ?
Aujourd’hui, peut-être… Schubert, parce que c’est un compositeur que j’admire beaucoup. J’ai acquis de l’expérience pour Schubert. Dans la vie d’un pianiste, il y a une évolution… Il y a Beethoven, Schubert, Mozart, Ravel : des compositeurs qui changent de position et d’actualité dans ma vie. Mais ils sont toujours là, quelque part. Ainsi, pour le moment, je pense que c’est Schubert avec qui j’aimerais bien me présenter.
Et avez-vous des pièces de Schubert que vous préférez ?
J’adore tout, voyez-vous, vraiment tout ! Les dernières sonates surtout, et aussi les Impromptus… beaucoup de choses. Et toujours cette nostalgie incroyable qu’il exprime pleinement dans sa musique. À penser à sa mort si jeune, je me demande combien nous manque de musique géniale qu’il aurait pu écrire.
Vous trouvez sûrement aussi l’inspiration première dans votre patrie, la Géorgie, que vous représentez à l’étranger…
Oui, bien sûr. La musique est évidemment langue universelle. Elle ne connaît pas de nationalités. Mais il y a l’inspiration, justement. En fait, ce qui m’inspire, ce que je veux à chaque fois, c’est représenter mon pays mais surtout aider la jeune génération géorgienne à se faire connaître à l’étranger. Je me considère, en effet, comme quelqu’un qui a vécu les horreurs de la guerre survenue en Géorgie. Pendant trois ou quatre ans, ce fut une période très difficile. J’ai suis allée aux États-Unis où j’ai gagné un prix au concours international Van Cliburn à l’âge de vingt ans. Quand la guerre civile est arrivée, avec le changement de système et ses conséquences, on a vécu vraiment très difficilement. Toute la Géorgie était dans le noir, sans électricité, sans gaz. La vie était dure. À cause de la guerre, bien des générations se sont sacrifiées pour l’équité et les idéaux de la nation. Le problème est pour ceux que le conflit a marqués à tout jamais, ceux qu’il a détruits, aussi. Quant à moi, je me suis beaucoup battue pour continuer à vivre ma passion pour la musique, à force de ténacité et de caractère. En pensant aussi que la vie forge le caractère, aujourd’hui je peux dire que je ne me suis pas laissé dissoudre dans ces circonstances difficiles, par la situation en Géorgie il y a vingt-sept ans. Et j’ai eu la chance qu’ici, à Paris, ma vie recommence, à l’âge de vingt-huit ans, en arrivant au concours Marguerite-Long où j’ai reçu le prix spécial de la meilleure interprétation en musique française : c’est la deuxième étape de ma vie professionnelle, que je vous raconterai volontiers.
Oui, avec plaisir ! Pour venir en aide aux jeunes talents internationaux, vous avez créé la Fondation Lyra en Géorgie, vous êtes devenue directrice artistique du Batumi Black Sea Music A'd Art Festival (Festival musical et artistique de la Mer Noire à Batoumi) et avez été nommée Artiste de la Paix par l’UNESCO. Votre vie a donc pris mesure d’exemple : en plus d’être une excellente interprète, vous donnez beaucoup de votre personne.
C’est d’abord le fruit de l’éducation que j’ai reçue. En fait, j’étais une enfant prodige, quand j’ai joué le concerto de Haydn en concert avec orchestre à l’âge de sept ans. Ma jeunesse s’est passée ainsi. Auprès de mes parents, des journalistes et des gens cultivés, puisque mon père est un grand poète géorgien, et auprès de nos amis, j’étais déjà une enfant fort concernée par la culture, touchée par l’importance de pouvoir évoluer, d’avoir beaucoup de livres autour de soi. C’était comme ça dans ma famille, alors pour moi c’était naturel. J’ai eu la chance de rencontrer des gens exceptionnels, exemplaires, vraiment le meilleur de la Géorgie à l’époque, qui m’ont donné beaucoup d’espoir. En effet, comme j’étais reconnue pianiste prodige dès mes sept ans, ils ont rêvé que cette fille allait faire quelque chose d’exceptionnel [rires] !
Dès lors, cela m’a rendue responsable et m’a obligée à faire quelque chose de la vie. Avec l’habitude, avec le temps, je réalise que c’est important. La deuxième phase de mon évolution artistique a commencé quand, pendant le concours Marguerite Long, j’ai rencontré Michel Sogny, mon futur maître et mentor, qui m’a beaucoup donné. Il m’a appris une autre méthode de piano, entrant dans mon esprit pour une grande évolution musicale, intellectuelle et humaine. J’ai compris que le partage occupe une place essentielle dans la vie et donne beaucoup de bonheur. Partager quelque chose avec vos collègues ou avec les enfants qui débutent dans la vie, qui commencent au piano et ont beaucoup d’espoir, c’est capital parce que vous apprenez aussi beaucoup à leur contact. On découvre même qu’on est capable de le faire, on est heureux de ce partage. On ne joue pas seulement pour soi-même. Et puis, l’UNESCO est aussi entrée dans ma vie, en 2015 : je compris alors que la musique peut servir des idées grandioses pour améliorer le monde.
Quel exemple pourriez-vous donner de ce pouvoir de la musique ?
Je crois fortement que la musique en tant que langage possède une force supérieure à toute la diplomatie. Par exemple, la Neuvième de Beethoven, écrite il y a plusieurs siècles, reste toujours le symbole de la réunion. Il faut assembler les gens, trouver l’harmonie entre les humains, construire la paix. Si cela semble difficile, il faut tout de même essayer. Cela demande du travail. Les idées démocratiques apportent une aide cruciale à la réunion de cultures différentes. À travers la présentation artistique, le festival de Batoumi s’inscrit précisément dans cette idée de réunion. J’ai l’ambition d’en faire une plate-forme pour les nombreux pays des rives de la Mer Noire. Dans cette région, je vais donc commencer dès l’année prochaine à travailler pour faire venir les gens, afin qu’ils participent à des séminaires, aussi, et pas seulement à l’aspect musical, pour qu’ils parlent de leur culture et pour présenter leurs artistes, les peintres, les photographes, etc. J’y tiens beaucoup. Pour moi, le festival doit être aussi au service de l’humanité.
Comme personne publique, vous savez que l’image compte beaucoup. Dans la ville côtière de Batoumi où a lieu le Batumi Black Sea Music A'd Art Festival, de grands efforts ont été fournis en ce sens, avec son centre-ville moderne et spectaculaire, entre mer et montagnes. Ce cachet de cité balnéaire, qui s’affirme au niveau mondial, représente sans doute un bien pour la région, pour le pays ?
Absolument, à plusieurs niveaux. Dans l’idéologie du festival, la présence de la jeunesse et la mise en valeur de la musique géorgienne sont un bienfait. C’est également primordial pour le tourisme, évidemment, parce que Batoumi est la carte de visite du pays, avec sa grande ouverture sur la Mer Noire. La ville est connue aussi pour son climat spécial et – il faut le savoir – les gens y vivent très longtemps, jusqu’à cent vingt ans. Le microclimat est favorisé par la mer et les hautes montagnes. Figurez-vous que les habitants de cent dix ans ou cent vingt ans sont même capables de danser ! Il y a quelques années, j’ai invité un groupe de danseurs avec des personnes de cet âge qui ont montré les danses géorgiennes. C’est vraiment un climat spécial. On le dit souvent. La grande longévité de son peuple est entrée dans la légende.
Batoumi est aussi la ville de votre enfance…
Oui, parce que ma mère vient de cette ville et, durant toute l’enfance, j’y ai passé plusieurs mois de vacances d’été avec mon grand-père, ma famille maternelle. Dans la région de Batoumi, toute la Géorgie se déplace pour la mer, tant d’autres attractions et les nombreuses infrastructures de la ville : grands bâtiments, hôtels cinq étoiles, etc. On est aussi très proche de la Turquie, du coup beaucoup de touristes turcs viennent ici.
Le site que l’on peut voir aujourd’hui est-il différent de celui de vos souvenirs d’enfant ?
Ah, tout à fait différent, oui ! Cette ville fut toujours cosmopolite. Vous serez surpris d’apprendre qu’Alfred Nobel y a habité et qu’il y a là-bas le musée des frères Nobel, par exemple. Le port maritime était ouvert à beaucoup de nationalités : Grecs, Arméniens, Azerbaïdjanais, Turcs, etc. Les origines diverses se sont côtoyées et mêlées depuis longtemps, mais sans toute l’infrastructure actuelle. Je garde un souvenir extraordinaire de calme du boulevard dans le parfum des camélias, une odeur qui m’a suivie toute la vie – je suis très attachée aux senteurs, ainsi qu’aux couleurs… À Batoumi, on faisait aussi un très bon café, c’est un autre souvenir agréable, après les fleurs.
Le goût de votre Batoumi, donc…
Et la mer, aussi, bien sûr, quand on fréquente la jolie mer Noire… Tout cela, enfant, fait un superbe paysage ! Les petites montagnes, beaucoup de vert. C’est un peu comme la Côte d’Azur pour vous.
Le festival perdure depuis sept ans. Quel est votre sentiment pour les années à venir ?
J’aimerais beaucoup qu’il ait plus de lien avec l’Europe, car la Géorgie aspire à entrer dans l’Union Européenne, avec des artistes qui viendront ici partager leur art avec la jeunesse géorgienne. Il y a aussi la plate-forme Emerging Europe avec laquelle nous sommes liés pour les prochaines années : nous aurons plusieurs séminaires sur des sujets politiques, économiques, pour les échanges et une meilleure évolution du pays grâce à l’art, vers une meilleure intégration dans le monde. Voilà pour l’avenir. Maintenant, au Batumi Black Sea Music A'd Art Festival, nous avons beaucoup élargi les possibilités d’inviter des artistes, qu’ils soient français, allemands, italiens, etc. Par exemple, cette année, un peintre français, originaire de Géorgie, viendra présenter ses tableaux lors d’une exposition. C’est bon pour le festival, tout comme le séminaire sur la musique par Michel Sogny, le 9 septembre prochain, et sur l’impact de la musique sur la société. Les thématiques nationales sont aussi très chères à notre cœur, parce que nous sommes un pays annexé qui a subi une perte de territoire. Comment trouver une approche, grâce à la musique, pour faire en sorte que la Russie devienne un peu plus compréhensive envers la Géorgie ? Comment commencer à parler avec les Russes, au moins, par la musique, et ainsi d’avancer vers la paix ? Il y aura donc aussi un séminaire à ce sujet, le 7 septembre.
La réunion avec des enfants de toute la Géorgie, le 4 septembre, vise à entretenir l’espoir en l’avenir… et surtout, on doit mentionner le camp artistique que j’ai fondé il y a trois ans, avec le ministère géorgien de l’Éducation : des jeunes entre quatorze et dix-sept ans, venus de toutes les régions du pays, se rassemblent pour dix jours. Ils assistent au festival qui intègre des programmes de culture générale spécialement adaptés pour eux, car ils ne sont pas tous forcément musiciens – des programmes novateurs sur la musique, l’histoire de la Géorgie, etc. Rien de difficile à écouter, mais ces rendez-vous sont animés par des professeurs. Et chaque soir ces adolescents sont les bienvenus au concert. Deux cent cinquante jeunes vont venir. À mon avis, ce ne seront pas les mêmes d’année en année. Du festival, chacun retiendra quelque chose. Ils rentreront doncchez eux avec une autre notion de la vie, bien meilleure, en ayant été touchés par l’art. Je le crois fortement. Plus tard, certains vont peut-être commencer à chanter ou à jouer du piano, parce que leur motivation créative sera stimulée par tous ces programmes. Et cela révèlera peut-être les prochains pianistes ou chanteurs, je ne sais pas. Il s’agit surtout de mettre l’accent sur leur créativité, c’est le premier apport. Ensuite, on crée l’intérêt de la jeunesse pour la musique classique. C’est important, comme partout. Par exemple, j’irai en Chine en mars prochain pour jouer dix-huit concerts : on me demande de donner chaque fois une conférence pour apporter mon expérience aux Chinois. Le besoin de parler de la musique classique revient toujours. Aujourd’hui, la jeunesse n’est pas vraiment concernée par elle. On en souffre partout, dans tous les pays. Alors pour garder cette culture, il faut la foi… Que les jeunes s’intéressent à la musique, voilà une mission spéciale, et c’est dans cette idée qu’en Géorgie, vous verrez deux cent cinquante adolescents dans la salle, et heureux d’y être, en plus ! Cette expérience est extraordinaire, comme en témoignent de nombreuses les lettres de remerciements, qui n’arrêtent pas d’arriver. Le besoin de nourriture spirituelle est grand. Tous les enfants n’ont pas forcément accès aux concerts, cela reste difficile dans les régions du pays. Et les concerts sont chers, aussi. Face aux problèmes majeurs que je vois en vivant en Europe et en restant toujours connectée à mon pays, je sens qu’avec ce festival je peux apporter quelque chose. La voie, nouvelle peut-être, est de mettre la musique au service de l’humanité. C’est mon but, c’est primordial, non pas en invitant des gens très connus qui vont jouer et repartir tout de suite, mais pour mieux intégrer la Géorgie et afin que les gens voient mieux nos problèmes, soient un peu concernés par ce petit pays. Il a beaucoup de chaleur et il est riche, je le dis avec grande émotion.
Au programme de l’édition 2019, vous offrez une ouverture française avec le Concerto pour piano en sol mineur Op.22 n°2 de Camille Saint-Saëns – une œuvre que vous avez enregistrée et que vous retrouverez pour de nouvelles impressions fortes…
Oui, et je dois vous dire tout ce que la musique française représente pour moi ! Elle m’est vraiment très proche. La France est entrée inconsciemment dans ma vie depuis la petite enfance quand – pour l’anecdote, c’est assez drôle – j’ai demandé à ma mère de m’acheter du parfum français. Ah ça, alors, pendant la période soviétique, on ne pouvait pas en avoir du tout. Alors j’ai insisté ! Ma mère a fini par m’apporter un parfum en disant : « tu sais, c’est pour les enfants français ! » [rires]. Cela vous dit à quel point j’étais déjà attirée par ce pays. Mon père me donnait des traductions de Dumas, des contes, ce qui a peut-être joué dans cette attirance. Dès que j’ai appris à lire, j’ai abordé tout cela. La littérature française m’est toujours restée. Je savais que je devais aller à Paris un jour, ce que j’ai réalisé, et c’est ici que ma vie a recommencé. Et justement, le Batumi Black Sea Music A'd Art Festivalest placé sous l’égide de la présidente de la Géorgie, qui est française. Il faut dire que la France a été un pays très proche de la Géorgie : entre 1921 et 1923, le gouvernement géorgien avait immigré en France, c’est un lien historique… Et quel symbole fort que Salomé Zourabichvili soit devenue la présidente de la Géorgie ! J’en suis ravie parce qu’elle représente la troisième génération de l’immigration géorgienne.
La musique romantique semble occuper une large place dans votre répertoire et à l’affiche du festival…
Ces choix de programmation ont des causes nombreuses. On n’a pas encore le niveau pour une orientation artistique unique. Les programmes dépendent donc des artistes, de ce qu’ils proposent, ainsi que de l’orchestre du festival qui réunit des artistes de différentes régions de Géorgie. Une nouveauté : cette année, on va jouer dans un très joli théâtre à l’italienne de Batoumi, récemment rénové, avec une acoustique magnifique, et l’on fera donc peut-être de plus en plus de musique ancienne. À suivre…
En plus de l’exposition de peinture, une soirée de poésie est programmée…
Oui, avec Guram Odisharia [photo], qui vient d’Abkhazie, un territoire pris par les Russes. La Géorgie en est très proche et j’irai d’ailleurs jouer le 8 septembre, au château de Zugdidi, non loin de la frontière. En 2008, à la suite des guerres russes en Ossétie et en Abkhazie, un cinquième de la Géorgie a été annexée. On n’a plus accès à ces régions. Cette année, je suis allée à la frontière ossète : j’ai vu qu’il n’y avait aucune chance d’entrer, pour une Géorgienne comme moi. C’est fermé par la police, l’armée, etc. Pour les Géorgiens qui vivent sur place, c’est très difficile, ils ne peuvent pas voir leurs proches. Diplomatiquement, la situation est gelée. Politiquement aussi, ce qui pose beaucoup de problèmes pour le pays, bien sûr. Par exemple, il y a des gens qui viennent de cette région, comme le poète Guram Odisharia, et qui ont perdu leur maison et tout le reste… On essaie donc de faire quelque chose, par la voie de la musique et vers la paix. C’est difficile, mais il faut le faire ; un beau jour, ce sera peut-être entendu. On ne peut pas rester tranquille et ne rien dire. L’art doit être la langue qui rétablisse l’amitié entre la Russie et la Géorgie. Avec les Russes nous partageons la même religion orthodoxe. Du mal causé par la guerre, il faut se rétablir par la paix. Je ne sais pas comment, mais il le faut. Je pense que les politiciens sont tous des êtres humains, tout de même, et qu’il faut trouver le moyen de leur parler ! Et les musiciens existent pour cela.
Soirée d’ouverture du festival, sous le haut patronage de l’UNESCO
Dimanche 1er septembre 2019 – Théâtre de Batoumi, 20h
Die Geschöpfe des Prometheus Op.43 de Beethoven
Concierto de Aranjuez de Rodrigo
Concerto Op.22 n°2 de Saint-Saëns
Claudio Piastra, guitare ; Elisso Bolkvadze, piano
David Mukeria dirige l’Orchestre du Festival de Batoumi
Pour plus de précision, consulter le site du Batumi Black Sea Music A'd Art Festival