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Chroniques
Edvard Grieg – Bedřich Smetana
quatuors à cordes
Immense plaisir à retrouver au disque le Quatuor Modigliani, dans ce programme s’inscrivant au seuil du dernier quart du XIXe siècle, enregistré en Autriche en décembre 2022. Créé à Prague le 29 mars 1879, par Ferdinand Lachner, Jan Pelikán (violons), Josef Krehan (alto) et Alois Neruda (violoncelle), publié l’année suivante par l’éditeur tchèque František Urbánek, le Quatuor à cordes en mi mineur n°1 de Bedřich Smetana fut écrit dès 1876. Œuvre de la maturité – le compositeur compte alors cinquante-deux ans –, cet opus est conçu au village de Jabkenice, situé à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Prague, où Smetana, déprimé par la survenue de la surdité, s’est installé chez sa fille. Ainsi, après un parcours jalonné par plusieurs grandes partitions dédiées à l’orchestre – les six célèbres poèmes symphoniques qui constitueront Má Vlast sont alors en cours d’élaboration et seraient créés sur l’Île des Slaves (Slovanský), au Žofín, à l’automne 1882 – et quelques opéras considérés comme fondateurs du genre en Bohème – dont Dalibor [lire notre chronique du 3 février 2023], La fiancée vendue [lire nos chronqiues du 19 octobre 2008, puis des 30 juin et 19 juillet 2019] et Libuše sont les plus connus –, le musicien aborde-t-il le quatuor, redoutable héritier du classicisme germain à contre-courant duquel il l’inscrit, et qu’il investit d’un rôle de confident intime par un programme autobiographique – il intitulé Z mého života : De ma vie, c’est tout dire.
De ce témoignage bouleversant, les Modigliani rendent compte, avec une sensibilité de chaque instant, des élans dramatiques comme de la nostalgie des temps meilleurs, illusoire réparation, des souvenirs de danse comme de la prière simple, nue. À l’impératif de l’accord initial, dont la violence, pour n’accuser aucun heurt disgracieux, n’est point atténuée, répond aussitôt la plainte endeuillée de l’alto, portée haut par Laurent Marfaing. Un frémissement plus heureux tente de contredire ce sombre climat, mais rien n’y fera : c’est bien plutôt à le souligner que parviennent les élans de vivacité, ici soigneusement enlevés. A contrario de l’Allegro vivo appassionato, ce sont des atours de fête rurale que prend l’Allegro moderato à la polka, délicatement ciselé par nos quartettistes, fort inspirés. Une tristesse secrète hante cependant le chant d’Amaury Coeytaux, par-delà le muscle saisissant de la danse que François Kieffer offre, en appui, au violoncelle. Fin heureuse, toutefois, qui s’ensuit des désastres, ceux d’un Largo sostenuto funeste auquel le même François Kieffer donne d’emblée couleur de désespoir. Et les violons de tenter une élévation – délicats Loïc Rio et Amaury Coeytaux –, en laquelle l’on voudrait croire, tant convainc son ardeur : mais non, la partition précipite l’auditeur dans les gouffres. À l’élégie de prendre la place, somptueusement livrée. Au retour du sujet, l’exécution se nimbe savamment dans une demi-teinte à peine brumeuse où l’on pourra voir une pudeur à ne pas tout dire, peut-être, s’achevant dans un calme contrit plutôt que serein. L’ultime consolation vient du Vivace lumineux comme une farandole de noceurs, assénée par un nerf joyeux pour les deux tiers du mouvement : mais voilà, la réalité s’abat, brutal retour suivi d’un legatissimo tristement ponctué par trois pizz’ épuisés. Une nouvelle fois, le Quatuor Modigliani signe une grande gravure [lire nos chroniques des albums Arriaga/Mozart/Schubert, Debussy/Ravel/Saint-Säens et Bartók/Dohnányi/Dvořák].
Si le choix de Smetana prolonge le parfum Mitteleuropa du CD précédemment cité, celui de la première page quartettistique d’Edvard Grieg semble s’inscrire en faux. Une même verve noire les traverse pourtant, qui rend parfaitement cohérente leur présence sur une même galette – outre leur datation, puisque le Quatuor à cordes en sol mineur n°1 Op.27 du Norvégien fut achevé en 1878, créé dans la foulée, enfin édité par Ernst Wilhelm Fritzsch l’année suivante, à Leipzig. En pleine crise conjugale, Grieg, dont coup sur coup viennent de mourir sa fille et ses parents, n’est pas habité par un enthousiasme débordant lorsqu’il se réfugie au pays des lacs bleus, durant l’été 1877. C’est dans la nature magnifique de la Hardangervidda, sur la côte ouest du pays, qu’il commence l’œuvre, au cœur d’un paysage qui lui donna sans doute l’énergie de s’y lancer mais non celle de la mener vers une rive optimiste. Aussi le premier chapitre est-il ouvert par un déchirement, Un poco andante. Le hurlement obstiné qui lui répond, inaugurant une succession de cinq sections en dialogue chaotique, est habité d’une intranquillité constante qui n’échappe pas aux quatre musiciens – nous avions d’ailleurs salué leur abord de la version pour orchestre de chambre il y a peu [lire notre chronique du 21 janvier 2024]. Cultivant une musicalité âprement contrastée, c’est un panorama intérieur qu’ils font vaillamment explorer dans ce long mouvement caractérisé par une poignante urgence.
Après la densité orchestrale échevelée, une Romanze se présente avec un petit air inoffensif, bientôt drument contredit – les tentations aériennes des violons sont disputées par la maffluité bienvenue du violoncelle et la déréliction de l’alto. À l’instar de l’inspiration parfois folkloriste entendue dans les moments les moins sinistres deZ mého života, l’Intermezzo de l’Opus 27 puise dans des résurgences de musique norvégienne populaire et son pas de danse. Là, Modigliani développe une riche inventivité de couleur et de nuance. À la veille de son vingtième anniversaire, la formation, bien souvent au sommet [lire nos chroniques du 28 juillet 2008, du 10 septembre 2010, du 4 mars 2011, des 18 juillet et 15 octobre 2014, du 12 janvier 2016, des 5 février et 11 juillet 2017, du 1er août 2020 et du 19 janvier 2024], offre un Finale effervescent d’une fébrile ardeur, celle de s’échapper de la menace d’effondrement – par chance, le fjord n’accueillera donc aucune dépouille. Une parution Mirare à écouter sans cesse !
BB