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Chroniques
Dmitri Chostakovitch
Symphonie Op.141 n°15
Le label du Koninklijk Concertgebouworkest s’est enrichi d’un nouveau live de première importance, capté à Amsterdam en mars 2010. Au souvenir de l’intégrale Chostakovitch qu’à la tête du London Symphony Orchestra il en gravait il y a quelques décennies pour Decca, on ne s’étonnera guère de retrouver ici le soigneux Bernard Haitink avec la prestigieuse formation hollandaise dans la Symphonie Op.141 n°15 (1971) du compositeur russe.
Volontiers adepte de la citation, comme en témoignent de nombreux opus, c’est sans doute dans cette ultime symphonie que Chostakovitch s’y adonne de la façon la plus orgiaque, qu’il s’agisse d’y laisser poindre Wagner ou Rossini, d’accuser certaine parenté avec Mahler (comme d’habitude ?...) et Tchaïkovski, mais encore de « recycler » des éléments de son propre catalogue. Pour presque infernal que puisse paraître ce jeu, c’est en cherchant plus loin encore qu’une plume toujours alerte lorgne vers la modernité (énigmatique « patinoire » sérielle de cordes au premier mouvement, par exemple). La pompe de Boris Godounov croise une fanfare qui hésite entre l’uniforme étoilé et le chapeau de clown. Sans trop souligner les éventuelles allures de quasi-défilés thématiques, la présente lecture situe l’œuvre dans un lucide regard sur soi-même, un regard douloureux qui peut-être sait déjà la fatale issue du mal qui le ronge (le musicien décède deux ans et demi après la création de cette page), et en tient remarquablement la nature fragmentée par une pensée en éveil, toujours, et à long terme.
Connaît-on précision pareille à celle qui, dès ses premiers pas, conduit l’Allegretto initial ? Les cordes amstellodamoises affirment un muscle tonique dans le paradoxe d’un fin velours qu’Haitink maintient sagement, appuyant le grave d’une tendresse inattendue, sans céder à quelque tentation d’aspérité trop expressive. Ainsi est-ce d’une puissante profondeur intime que surgit l’interprétation plutôt que d’une âpre amertume ; de là à imaginer la résignation… Au contraste de tutti presque « militaires » succède un sacre faussement triomphant qui scelle l’excellence de chaque pupitre. De fait, voilà bien une partition propre à évaluer les qualités d’un orchestre ! Le chef révèle encore l’errance webernienne des vents.
Le deuxième épisode (Adagio, Largo, Adagio, Largo) élève son thrène dans la densité funèbre des cuivres. Sans granulosité excessive, le violoncelle solo s’y dessine discrètement expressif, relayé par un violon de même impédance – un ton supérieur de pudeur attristé, sorte d’auto-déploration en Abschied, qui ne pontifie cependant jamais sa propre dignité. À l’inverse, la rage centrale charrie rageusement la glace au printemps, avec ce côté inexorable, rouleau-compresseur implacable typiquement chostakovien (on pense à la Septième). Haitink effectue le retour du thème dans une brume dangereuse, menant droit à des dépouillements sans emphase (ni même cette emphase possible du dépouillement revendiqué ; nul cabotinage tragique).
Enchaîné directement, l’Allegretto danse ici en feux follet sur une ironie à peine accusée, mi-figue mi-raisin, sournoise. L’exécution colore certaines résolutions d’une saveur Renaissance que rehausse l’« amabilité » d’un Britten. Le dernier chapitre (IV. Adagio, Allegretto, Adagio, Allegretto) renoue avec le lamento du II, cite le Ring mais encore la Liebestodt (fort élégamment détournée) de Tristan. Dans une épaisseur fauve, Bernard Haitink distille un tragique glacial dont la clé de voûte prend à son compte le métallique conglomérat de la Dixième (Adagio) de Mahler, donnant au motif de marche qui s’ensuit un maintient trompeusement anodin. Les mélismes répétés s’éteignent dans un extrême raffinement, tandis que les réminiscences de la symphonie elle-même se déposent dans la longue pédale finale. Bref : une version hautement recommandable que nous saluons d’une Anaclase !
BB