Chroniques

par laurent bergnach

Chloé Huvet
Composer pour l’image à l’ère numérique – Star Wars, d’une trilogie à l’autre

Vrin (2022) 424 pages
ISBN 978-2-7116-2895-7
Composer pour l’image à l’ère numérique : l'exemple de « Star Wars »

À l’instar de la série Star Trek (1966) qui initia toute une génération de téléspectateurs à l’aventure spatiale (space fantasy), La guerre des étoiles (1977)* fit connaître de nouveaux mondes au public de cinéma, première étape de la saga Star Wars inventée par le réalisateur et producteur George Lucas. Dans un récit manichéen qui confronte le Bien (incarné notamment par les chevaliers Jedi) au Mal conquérant (l’Empire), le jeune Luke Skywalker apprend à maîtriser les pouvoirs pacificateurs de la Force, sans céder au Côté obscur qu’entretiennent les passions égoïstes. Sa formation se poursuit dans L’Empire contre-attaque (1980) et Le retour du Jedi (1983). À cette trilogie originale – que Chloé Huvet nomme Trilogie impériale, à juste titre – succède une deuxième trilogie – ou Trilogie républicaine –, qui est en fait une prélogie : en effet, La menace fantôme (1999), L’attaque des clones (2002) et La revanche des Sith (2005) racontent des événements antérieurs à La guerre des étoiles, épisode rebaptisé Un nouvel espoir et désormais porteur du chiffre IV. Le héros en est Anakin Skywalker, le père de Luke, pris sous l’aile d’un chevalier Jedi durant son enfance et qui finit par trahir son clan d’adoption en se rapprochant de l’ambitieux sénateur Palpatine. La saga Star Wars comporte à ce jour trois nouveaux épisodes (2015-2019), postérieurs à la mort de l’Empereur maléfique (SW VI), que nous n’évoquerons pas.

En ce qui nous concerne, la saga Star Wars s’apparente à ces vaisseaux spatiaux qui s’agglomèrent pour former à la longue une structure hétéroclite, tels que vus en séquence d’ouverture de Valérian et la Cité des mille planètes (Besson, 2017). En effet, pour les jeunes Français des années soixante-dix, la Trilogie impériale repose sur une pochade haut de gamme, dominée par les voix de Francis Lax et de Roger Carel – piliers respectifs de Scoubidou et du Muppet Show –, et truffée de trahisons sémantiques (« Dark Vador », « Millenium Condor », etc.). Elle se poursuit par une Trilogie républicaine sensée expliquer le mystère Vader – en avions-nous vraiment envie ? –, aussi sombre de fond que rutilante de forme, qui délaisse les marionnettes pour les effets numériques. Cela ne pose pas de problème quand on reste dans une même trilogie, mais s’avère catastrophique lorsqu’on passe de la plus récente à l’ancienne. Que Lucas veuille rafraîchir et dynamiser un univers créé voilà près d’un demi-siècle s’avère légitime, mais il le fait en malmenant la cohérence esthétique de son œuvre, ainsi que nos souvenirs de spectateurs. Le mot palimpseste nous vient en tête, mais surtout celui de bousillé.

Abordons à présent le son de ces deux trilogies, à travers l’ouvrage de Chloé Huvet, universitaire et spécialiste des langages musicaux à l’écran. Bien entendu, l’auteure s’attache avant tout au compositeur des six épisodes, John Williams, élève des symphonistes de l’âge d’or hollywoodien (Tiomkin, Waxman), à son tour réputé pour un souffle épique et une ampleur mélodique qui servent au mieux le film d’aventures. Surtout, elle met en évidence son adaptation à la trilogie la plus récente, laquelle démarre dans une certaine confusion des enjeux et des protagonistes, nécessitant de délaisser le leitmotiv, si ancré dans la trilogie d’origine (Luke, la Force, etc.). Face à une fragmentation inédite dans la saga, le canevas musical se complexifie et s’atomise. Williams multiplie les motifs (vingt-sept dans SW III, contre quatorze thèmes dans SW VI), enrichit sa palette orchestrale (xylophone, voix, etc.), dévoilant ses profits et frustrations à l’ère numérique : « Au temps de L’Empire contre-attaque,seuls quelques plans manquaient lorsque j’enregistrais. Aujourd’hui, des films comme celui-là sont finis la veille de leur sortie mondiale ! Je ne peux pas lutter contre ça. »

Chloé Huet nous entraîne ensuite à la table de montage, auprès d’un music editor. Durant près de quarante ans, Kenneth Wannberg assista Williams, responsable d’une partition soumise au montage définitif des images – c’est ainsi qu’une demi-heure de musique n’a pas trouvé sa place dans l’épisode le plus dépouillé de l’hexalogie (SW V) –, et de la pertinence de certaines actions (fondus, etc.). D’aucuns fans se sont inquiétés d’une musique devenue si malléable, sinon déchargée de son rôle narratif, à l’avantage des effets sonores, particulièrement soignés depuis le règne des superproductions dans des salles innovantes (Sensurround, Dolby Stereo, etc.). L’auteure rapporte le flop d’une projection-test du Star Wars de 1977, diffusé sans bruitages. Or, ceux-ci devaient assurer durablement l’impact émotionnel des effets spéciaux visuels, en traquant l’effet du réel. Qui n’a pas en l’oreille un combat au sabre-laser, une poursuite en motojet ou les couinements de R2-D2, aussi marquants que la Marche impériale ? Sans doute parce que le sound designer talentueux de la saga, Ben Burtt, sait puiser dans les cinq mille sons disponibles – la plupart étant eux-mêmes hybridés – ceux qui s’harmonisent au mieux.

Disons-le pour finir : Chloé Huvet livre un travail remarquable, éducatif autant que passionnant. Alors que nombre d’études existent sur l’esthétique visuelle des blockbusters – ces films à gros budget qui veulent nous en donner pour notre argent… et le rafler au passage –, l’universitaire contribue efficacement à développer la branche de la « cinémusicologie ». C’est un terrain plus escarpé qui, lorsque les partitions originales sont séquestrées par les studios, nécessite de pouvoir compléter une réduction pour piano à l’aide de sa propre écoute de la bande-son ou encore d’approcher les orchestrateurs de Williams – à défaut de rencontrer le maître. Il est rare de tourner une page qui ne comporte pas une portée, un tableau comparatif ou une citation d’un des piliers de cette formidable aventure cinématographique, ce qui prouve assez le désir de partage et de clarté qui anime la musicologue.

LB

* pour ne pas encombrer ces lignes, nous avons choisi de ne pas citer les réalisateurs de chaque épisode, ni les titres originaux de ces derniers