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Chroniques
Charles Ives
œuvres pour orchestre
Ce disque regroupe deux œuvres du compositeur américain Charles Ives, l'une écrite durant les années de jeunesse et d'étude, l'autre datant de la maturité. Deux influences, bien qu'antagonistes, participent à la composition de la Première Symphonie. La première, c'est d'avoir eu pour père un chef de fanfare visionnaire à l'esprit ouvert auprès duquel l'adolescent développa son goût pour l'exploration musicale. La seconde, c'est d'avoir eu Horatio Parker pour professeur, lors de son entrée à Yale en 1894. Ce compositeur, organiste et pédagogue, formait ces élèves à l'analyse de l'esthétique allemande post-romantique, et l'on reconnaît dans le travail encore scolaire du jeune Ives une inspiration servile et manifeste puisée aux sources de Brahms, Tchaïkovski et principalement de Dvořák, mêlée à des soubresauts wagnériens qui ne plaisaient guère au maître !
L'Allegro con moto a donc quelque chose de slave, assez proche de ce que ferait Barber dans sa Vanessa quelques... soixante ans plus tard ! L'Orchestre National d'Irlande sous la direction de James Sinclair propose une lecture dynamique et capiteuse dans un choix de sonorité sucrée, tout miel, assez idéale pour la musique de Richard Strauss, par exemple. Le thème principal y paraît délicieux, avec ces moments de ballet prokofievien (un petit quelque chose du bal de Guerre et Paix...) qui le font avancer. La phrase prendra, dans la partie centrale, un tour nettement chromatique qui n'est pas sans pactiser avec Bayreuth. Avec son très soyeux lyrisme, le final du mouvement annonce les recettes magiques des futurs musiciens d'Hollywood. L'Adagio molto s'avère mahlérien, bien qu'on y entende également l'orchestre de Verdi et le sentimentalisme de Dvořák. Wagner surnage dans les cors qui gravitent autour des arabesques de cordes en exaltant peu à peu le thème. Le Scherzo fugué qui poursuit l'œuvre prouve d'une écoute attentive de Berlioz, et l'interprétation rend parfaitement compte de ce patchwork, de même que dans le dernier mouvement, Allegro molto, dont le thème pourrait avoir été inventé par Beethoven pour se voir développer par Bruckner !
L'Emerson Concerto fut entrepris pour une série de portraits orchestraux appelés Hommes de Lettres. Essayiste et philosophe né à Boston en 1803, mort à Concord en 1882, Ralph Waldo Emerson est reconnu outre-Atlantique comme un des pères fondateurs de la littérature de son pays. Une crise de vocation et la découverte du romantisme européen transforment le sage pasteur en poète-prophète, en équilibre entre la ferveur et le doute, la vision et la lucidité. Ives le présente en ses termes: « Emerson est le plus grand explorateur américain des immensités spirituelles, saisissant à la source intérieure que chaque fait terminal est seulement le premier d'une nouvelle série. C'est ainsi que nous le percevons : un guide de montagne si intensément sur la trace de son étoile qu'il n'a pas le temps de s'arrêter ni de revenir sur ses pas ».
De même, les thèmes ne sont pas installés et développés traditionnellement dans le concerto qu'il compose à sa mémoire. Rien ne se répète, tout évolue sans fin. Deux zones thématiques sont présentes, l'une héroïque et périlleuse, l'autre tranquille et lyrique, mais aucune n'a de forme définitive. C'est peut-être l'une des œuvres les plus radicales d’Ives, et lui-même trouvait qu'elle pouvait sembler n'être pas achevée, et qu'il devait en demeurer ainsi. L'Emerson Concerto s'ouvre sur un mouvement violent, volontiers grandiloquent, on pourrait dire affreux dans le plus beau sens du terme.
On y trouvera la force et l'énergie des partitions les plus radicales de Carl Ruggles. Le piano efficacement percussif d’Alan Feinberg offre de beaux échanges avec l'orchestre irlandais, dont les interventions de cuivres sont magnifiquement maîtrisées. La sonorité générale est claire, l'interprétation tendue et nuancée, avec un bon travail des cordes où l'on reconnaît une des marques de fabrique du compositeur. Les influences ont changées : on entend Lulu à la fin de ce mouvement, de même que le second rappellera quelques passages de la Sonate pour piano Op.1 de Berg. Dans les grands moments de piano solo, Feinberg tient son discours de main de maître, mais soigne peu les pianissimos qui pourraient être moins durs. Après un charmant solo de flûte, les cordes créent l'énigme du troisième mouvement, semant l'inquiétude sur une phrase au départ anodine. Le leitmotiv des cordes sera repris dans la cadence de piano du début du dernier mouvement, se tendant de plus en plus, et s'agrémente des cris du piccolo, des accords de cuivres, et du thème de la Cinquième de Beethoven. En 1998, Alan Feinberg a donné la première mondiale de la version reconstitué par David G. Porter du Emerson Concerto, avec l'Orchestre de Cleveland sous la baguette de Christoph von Dohnányi.
HK