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Chroniques
Benjamin Britten
Serenade for tenor, horn and strings – Nocturne – Phaedra
Steuart Bedford, éminent chef d'orchestre britannique – qui a débuté sa carrière musicale auprès de Benjamin Britten lui-même dans les années soixante-dix dans le cadre du Festival d'Aldeburgh – enrichissait en 1994 son travail méticuleux d'enregistrement d'une intégrale numérique de son mentor pour le label Collins Classics, réédité aujourd'hui chez Naxos. Certains esprits malins ou mal informés pourraient se demander à quoi bon engager une telle entreprise dès lors que Britten lui-même, à l'instar de Stravinsky, a gravé une grande partie de son catalogue pour Decca, en stéréo et dans une qualité sonore généralement très honorable, entre la fin des années cinquante et le milieu des années soixante-dix. Cette question de la légitimité des disques Britten dirigés par Bedford trouve plusieurs justifications : renouveler notre vision de ces œuvres grâce à la qualité digitale, notamment ; échapper à la tyrannie de la vision parfois peu distanciée de l'auteur ; tenter d'effacer la marque parfois indélébile des musiciens qui les créèrent (dont l'écrasant et génial Peter Pears, présent partout, partout…) ; en dresser un bilan quelques décennies après la disparition de Britten. Par ailleurs, on oublie parfois que dans les enregistrements Decca officiels des derniers opus (Owen Wingrave, Death in Venice et Phaedra, entre autres), c'est Bedford qui est à la baguette, à peine trentenaire, face à des géants tels que Peter Pears ou Janet Baker, sous l'œil bienveillant de Ben qui, déjà malade, supervisait les opérations. Par conséquent, le chef poursuit ici un travail engagé bien en amont, sous la houlette du compositeur.
Cette anthologie des cycles de songs orchestrales permet de traverser toute la vie artistique du musicien du Suffolk, puisque elle couvre plus de trente ans de composition : la Sérénade a été écrite en 1943 – en même temps que l'opéra Peter Grimes et six ans avant les Quatre derniers lieder de Richard Strauss –, leNocturne date de 1958 et Phaedra est achevé un an avant sa mort.
L'enregistrement de la Sérénade Op.31 – écrite pour deux musiciens très proches de Britten : le ténor Peter Pears et le corniste Denis Brain, aujourd'hui disparus – par Bedford pose de manière assez emblématique la question des relations entre le compositeur et ses interprètes. À l'écoute de la version gravée en 1944 au format 78 tours par Britten, Pears et Brain eux-mêmes (Decca 425 996-2), on prend conscience du fait que l'œuvre n'a pas été conçue simplement comme un cycle pour voix et cor, mais presque exclusivement pour cette voix et ce cor-là, tant les interprètes sont en osmose totale avec une partition qui n'existerait pas sans eux. Cette impression est encore renforcée par l'écoute de l'enregistrement de 1963 (Decca 436 395-2) où Britten, Pears et Barry Tuckwell remettent l'ouvrage sur le métier avec une intensité dramatique et émotionnelle assez impressionnante pour les interprètes ultérieurs. Sous la direction de Bedford, le ténor Philip Langridge, grand habitué des opéras de Britten, et le corniste Franck Lloyd relèvent le défi sans complexe et s'en sortent honorablement, même si l'envoûtement absolu de la voix de Pears nous manque dans la Dirge et même si Langridge n'atteint pas le niveau de suavité et de sensualité de son aîné dans le Sonnet.
Le Nocturne Op.60 est une œuvre fort complexe composée de huit chansons imbriquées dans la continuité d'un somptueux tapis orchestral, duquel se détache un instrument soliste différent pour chaque song afin d'accompagner la voix du ténor. Britten avait ici clairement l'intention de faire œuvre poétique plus que musicale. L'opus, dédicacé à Alma Mahler, est bien sûr profondément inspiré de l'univers à la fois sombre et inquiétant du Chant de la terre. Il est évident que Langridge saisit pleinement la subtilité de cette atmosphère et se distingue notamment dans Encinctured with a twine of leaves où il ferait parfois un peu oublier l'écho de la voix de Pears.
Avec cet enregistrement du Phaedra Op.93, Steuart Bedford s'exprime une nouvelle fois sur la question, puisque, comme nous l'avons souligné précédemment, c'est lui qui avait dirigé l'enregistrement Decca sous la supervision du compositeur au milieu des années soixante-dix (425 666-2). À nouveau la marque des interprètes dans le travail de composition de Ben est frappante : c'est en pensant à la mezzo-soprano Janet Baker qu'il a composé en 1975 cette cantate dramatique pour voix et orchestre sur un thème antique emprunté à la Phèdre de Racine dans une traduction en vers anglais de Robert Lowell. C'est une œuvre attachante à l'orchestration parfois baroque, où le clavecin est omniprésent, et dans laquelle le personnage principal échappe à la caricature hystérique habituelle. Difficile pour une chanteuse contemporaine, fut-elle aussi talentueuse que la mezzo irlandaiseAnne Murray, de marcher sur les pas de l'immense Janet Baker. On pourra par ailleurs préférer la version plus dramatique de Lorraine Hunt sous la direction de Kent Nagano chez Erato.
En conclusion, cette galette à prix doux reste très séduisante, saura convertir aubrittenisme de nombreux mélomanes curieux et – comme nous l'avons dit précédemment –s'inscrit dans la continuité d'une collection qui a sa pleine justification musicale. Cependant, même si nous n'affirmons pas que les enregistrements de Britten soient définitifs – il faut bien que cette musique reste vivante… –, la question de la place de la voix de Pears dans l'œuvre de Britten reste posée. La voix si particulière, à la fois puissante et diaphane de ce ténor, compagnon du compositeur, fait partie intégrante des œuvres et Langridge en est réduit parfois, bien malgré lui, à tenter de l'imiter…
FXA