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Chroniques
Arthur Lourié
pièces pour piano
Dès le premier chapitre de son livre Le destin russe et la musique [lire notre critique de l’ouvrage], Frans C. Lemaire rappelle combien « les années qui ont précédé la Révolution ont été éclipsées, durant plus d’un demi-siècle, par l’attention trop exclusive portée en Occident à l’épisode des Ballets russes et plus particulièrement au Sacre du printemps,comme événement fondateur de la modernité en musique ». Et de dresser la liste des créateurs bannis de son histoire par l’Union soviétique elle-même, à différentes époques de sa croissance : Golychev (1887-1970), Mossolov (1900-1973), Obouhov (1892-1954), Roslavets (1881-1944), Wyschnedradsky (1893-1979) et Lourié (1893-1966).
Dès sa vingtaine, Arthur Lourié se distingue par une certaine originalité, embrassant la religion catholique alors que sa mère est juive, adoptant comme second prénom Vincent par admiration pour Van Gogh, et délaissant ses cours au conservatoire de Saint-Pétersbourg, sa ville natale, pour se former à sa façon. Proches des milieux symbolistes et futuristes, le jeune artiste est repéré par Anatoli Lounatcharski, nouveau ministre de l’éducation (1917-1929), prêt à consommer « une liberté entière » qui ne se présente qu’une fois dans l’histoire. Cependant, si son œuvre personnelle n’aurait pas à se vautrer dans l’hagiographie bolchévique, il annonce assez vite : « l’esprit de la musique a quitté la Russie et sa culture ». Parti en mission à Berlin, il décide de ne pas regagner l’URSS, séjournant à Paris (1924-1941), auprès de Stravinsky dont il devient l’assistant, puis aux États-Unis, aidé par le chef d'orchestre Serge Koussevitzky.
C’est grâce à son professeur Jean-Louis Haguenauer [lire nos chroniques du 23 août 2003, du 9 août 2008 et du 5 mars 2009] que le chef et pianiste suisse Christian Erny (né en 1988) découvre l’œuvre de l’exilé, laquelle lui paraît foisonnante, tant de styles que de techniques. Avec la croyance que chaque musicien devrait agir pour servir les moins connus des compositeurs, il a sélectionné huit pages qui démontrent d’incessantes incorporations de nouvelles influences. Erny choisit de les jouer hors de l’ordre chronologique que nous respecterons ici, pour ménager au mélomane un voyage plein de changements voulus abrupts.
Les pièces les plus anciennes sont Cinq préludes fragiles Op.1 et Deux estampes Op.2 (1910). Au fil de mouvements à la méditation sereine, au lyrisme discret, la première laisse poindre l’influence du romantisme tardif, celui de Scriabine en l’occurrence. Quant à la seconde, qui trahit l’admiration pour Debussy, elle débute avec Crépuscule d’un faune qui a tout de la musique à programme, avec ses effleurements et escamotages sourdant du silence. On reconnaît aussi les récitatifs méditatifs des Préludes dans Les parfums, les couleurs et les sons se répondent, plein de déploiements et d’effluves délicats. Un Lullaby (1917) quasi choral n’annonce pas la plongée néo-classique des années vingt où Petite suite en fa, Valse (1926) et Gigue (1927) pourraient être des esquisses de Poulenc ou Stravinsky. Enfin, la nostalgie agissant, Intermezzo et Nocturne (1928) retrouvent une veine scriabinienne, mâtinée de Rachmaninov.
LB