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Chroniques
André Cardinal, dit Destouches
Issé
Parisien lors de son baptême et de son décès, André Cardinal, dit Destouches (1672-1749) vit d’abord dans un environnement religieux (instruction chez les Jésuites au Collège Louis-le-Grand, mission au Siam) puis militaire (siège de Namur, etc.), avant de découvrir son talent musical. En 1694, en effet, il quitte le corps des Mousquetaires pour apprendre la composition avec André Campra – l’année même où ce dernier devient maître de musique à Notre-Dame de Paris. Âgé de vingt-cinq ans et quoiqu’inexpérimenté, Destouches livre l’un des plus éminents succès du genre pastoral, Issé, qui marque le début d’une puissante et durable faveur royale.
Cette fable lyrique voit le jour en 1697, encore incomplète. En trois actes, elle est d’abord exécutée à Fontainebleau (7 octobre), puis représentée à Trianon (17 décembre), avec l’ajout d’un prologue qui agrémente les noces de Louis, duc de Bourgogne et petit-fils de Louis XIV, avec Marie-Adélaïde de Savoie. Après L’Europe Galante (Campra, 1696), Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), aussi jeune et novice que le compositeur, signe là son deuxième livret, peuplé de nymphes, de bergers et de Dieux de l’Olympe. Signataire de la notice discographique, Françoise Escande lui reconnaît une rare qualité littéraire à redorer « les lieux communs de la tradition pastorale héritée des XVIe et XVIIe siècles – amour fidèle et amour volage, indifférence ou au contraire danger d’aimer sincèrement, stratagème du travestissement et scène de reconnaissance ».
Doublement inspirée par Les Métamorphoses d’Ovide et Acis et Galatée de Lully, que raconte cette œuvre noble et pittoresque remaniée deux fois (1708, 1724) par ses auteurs afin d’obtenir un ouvrage en cinq actes avec prologue ? Elle commence par la mort d’un dragon sous les coups d’Hercule, dans le Jardin des Hespérides – manière de dire que la guerre est vaincue et que vient le temps d’aimer. Apollon confie à Pan son attirance pour Issé. Il se grime en Philémon, afin d’être apprécié pour lui-même sous cet aspect de simple berger. De son côté, Issé confie à Doris qu’elle aussi soupire d’amour, laquelle croit à tort que c’est pour Hylas, le malheureux de l’histoire. Quand le Grand Prêtre de la forêt de Dodone apprend à l’héroïne qu’elle est aimée d’Apollon, elle s’en désole profondément… elle qui aime Philémon ! La révélation finale vient combler ses désirs.
De l’Ouverture, paisible et brève, sourd une légère inquiétude. On mesurera à sa reprise davantage corsée et onctueuse en fin de prologue le savoir-faire des Surprises dans une narration vivante, soigneuse de l’évolution du drame. En dépit des différences d’origines, une vingtaine de musiciens est réunie dans une même démarche artistique : Les Surprises, ensemble baroque créé il y a dix ans par le claviériste Louis-Noël Bestion de Camboulas et la gambiste Juliette Guignard, et qui doit son nom à l’opéra-ballet du Dijonnais Rameau, Les surprises de l'amour (1748). Depuis 2017, la formation est Artiste associé des Éditions Ambronay qui prolongent les plaisirs du concert, vécus lors du festival annuel. Ce disque dédié à la mémoire de la musicologue citée plus haut témoigne d’enregistrements réalisés à l’Opéra Royal du Château de Versailles, dans la première moitié d’octobre 2018.
Un cordial enchantement de flûtes initiant aux fêtes les nymphes, en chœur et en danse, amorce un récit d’humeur agreste avant l’apparition d’Hercule vainqueur du monstre à cent têtes – flatterie à l’égard du Roi Soleil, bien sûr. Annoncé par un joyeux bruit de guerre, le demi-dieu s’excuserait presque, au fil d’une présentation si humble qu’elle ne le fait guère personnage marquant. La nature pastorale est soulignée par le duo des nymphes et par l’air gracieux Beaux lieux, brillez, joliment orné par la viole et le théorbe, soutenant Eugénie Lefebvre et son bijou de soprano. Encore les oiseaux servent-ils de fins modèles à l’expression humaine au fil de l’Acte IV.
Si les dieux restent les plus actifs les vrais héros de la pastorale sont les bergers, simples mortels. Combien mou et banal paraît le comportement du groupe thessalien, comme sclérosé. Jusqu’au dieu de la lumière qui feint cette attitude résignée pour séduire le rôle-titre. Dans le remarquable étain du ténor Mathias Vidal émeut la détresse sentimentale d’Apollon fait homme, puis il s’élève au grand lyrisme ; sous les traits de Philémon, il s’avance en amant fiévreux jusqu’à la félicité finale. Pan perd également de sa divinité pour jouer les amours terrestres. Par la voix claire et noble du baryton Matthieu Lécroart, le satyre badin prodigue un peu de son caractère volage à la prude Doris, servie par le soprano vif de Chantal Santon-Jeffery. Entre lubriques dieux déclassés et pauvres hères hébétés, se distingue le jeune Hylas, amoureux éconduit. Le baryton Thomas Dolié prête au personnage un art apprécié dans les vocalises, un nerf solide dans les récitatifs ainsi qu’une large gamme expressive.
Bien dans le ton de l’exceptionnelle sérénité triviale ambiante, l’Acte IV est accaparé par le thème du Sommeil, idéal poétique incarné par la haute-contre ravissante de Stéphen Collardelle. La plainte originale d’Issé, somnolente, bouleverse grâce à l’excellente Judith van Wanroij, sur un fil tendu vers le bonheur jusqu’à l’intensité optimale, dans l’euphorie du dénouement. On apprécie également le baryton ample d’Étienne Bazola dans les incantations du Grand Prêtre. Aux agiles passepieds, menuets irrésistibles et autres rigaudons, voire à la courte marche des prêtres, l’énergie ne manque point. Avec l’aide des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, chœurs magistraux, la direction musicale commande aux amours. En ce temps d’épidémie et de confinement, dédions la chronique d’Issé à ceux qui ont gagné un monde meilleur.
LB et FC