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Chroniques
Alessandro Scarlatti
Griselda | Griselidis
Au cœur de l’école napolitaine qui, pendant près d’un siècle, domina l’histoire de la musique européenne avec d’illustres représentants (Cimarosa, Jommelli, Paisiello, Pergolesi, Porpora, etc.), il convient de distinguer Alessandro Scarlatti (1660-1725), natif de Palerme. En effet, surnommé l’Orphée italien par ses contemporains, on lui doit notamment la diffusion de l’ouverture à l’italienne ou la forme définitive de l’aria da capo, dont témoignent deux tiers de la centaine d’opéras, aux influences renouvelées, à nous être parvenus, depuis Gli equivoci nel sembiante (Rome, 1679) jusqu’à Griselda (Rome, 1721), dramma per musica en trois actes.
Personnage du folklore européen – que l’on retrouve sous le nom de Griseldis, Girselidis ou encore Grizzel –, Griselda est un modèle de femme patiente et obéissante. Sa plus fameuse apparition est dans l’une des nouvelles d’Il Decameron, l’ouvrage rédigé par Boccace autour de 1350 qui, en témoignant du déclin d’un ordre ancien, chevaleresque et aristocratique, face à l’émergence d’une bourgeoisie commerçante, laisse une place essentielle aux femmes. À l’opposé de nombreuses rouées, expertes en racontars, qui bernent un mari pour mieux jouir d’un amant, Griselda s’y montre passive, voire résignée, acceptant toutes les épreuves que lui réserve son époux pour tester sa loyauté, comme la mise à mort de leurs enfants (fausse, évidemment) ou un remariage (la fille du couple réapparue). De même que les écrivains Pétrarque et Perrault s’inspirèrent du personnage avant Scarlatti, d’autres musiciens le firent après lui, tels Vivaldi (1735) et Massenet (1901).
Trois siècles après la création de l’ouvrage, cette production nous emmène au Palazzo Ducale de Martina Franca en juillet 2021, lors de la quarante-septième édition du Festival della Valle D’Istria. D’emblée, une voix-off contribue à placer le mélomane face à un conte, soit une histoire peu crédible auquel Apostolo Zeno, le librettiste, a tenté pourtant de donner un vernis réaliste : ce n’est pas par plaisir que le Roi de Sicile, Gualtiero, torture la bergère qu’il a placée sur le trône, mais pour prouver au peuple hostile que la vertu d’une âme vaut l’héritage du sang. Tout se déroule autour et dans une petite arène de sable au centre de la scène que Rosetta Cucchi encombre, avec régularité, au moyen de figurantes incarnant la douleur féminine face à la violence masculine, symbolisée par des loups et un macho en rut [lire nos chroniques d’Adina, Otello et La Ciociara]. Outre cette réserve sur le trop-plein militant, la direction d’acteurs est soignée et le spectacle efficace – Tiziano Santi, Claudia Pernigotti et Pasquale Mari signent respectivement décor, costumes et lumières.
Une distribution vocale de bon niveau contribue au plaisir du spectateur. Dans le rôle-titre, Carmela Remigio offre un soprano de plus en plus souple et émouvant [lire nos chroniques d’Idomeneo, Il castello di Kenilworth, La donna serpente, Anna Bolena, Ecuba, Lucrezia Borgia, Arianna a Nasso, Medea in Corinto et du Requiem de Bruno Maderna], tandis que Raffaele Pe (Gualtiero), contreténor à l’aigu caressant et au grave solide, n’est pas avare de nuances qui le rendent touchant [lire nos chroniques de Didone abbandonata, Ipermestra, Orfeo, Dafne in lauro, Hémon et Ottone]. On aime encore le chant assez tendre de Francesca Ascioti (Ottone) [lire notre critique de La Dori], celui de Miriam Albano (Roberto) alliant puissance et chaleur [lire notre chronique des Nozze di Figaro à Bordeaux], sans oublier ceux de Krystian Adam (Corrado) [lire nos chroniques d’Ariodante, Die Zauberflöte, Rodelinda, Alcina et Le nozze di Figaro à Londres] et de Carlo Buonfrate (Everardo). L’inégalité que l’on relève chez Mariam Battistelli (Costanza) vient peut-être de la captation sur plusieurs soirées : tantôt sa voix éblouit par la clarté et la présence, tantôt elle reste belle mais plus instable, avec un manque de tonicité dans les récitatifs. Pour accompagner ces solistes, Giulio Prandi a préparé le Coro Ghislieri, tandis que George Petrou dirige La Lira di Orfeo, chef étonnement moins mou et imprécis que souvent par le passé. Bravi !
LB