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Chroniques
Alban Berg
Wozzeck
C’est après avoir vu par deux fois la pièce Woyzeck de Georg Büchner depuis mai 1914 qu’Alban Berg décide d’en tirer un opéra. À l’été 1918, disposant de plusieurs semaines de congés, il travaille à faire avancer un ouvrage en trois actes qui serait créé le 14 décembre 1925 à la Staatsoper de Berlin, sous la direction d’Erich Kleiber. Bien qu’il confie à Webern son attirance pour « la relation continuelle des quatre à cinq scènes par acte, grâce à des interludes orchestraux » (à l’instar du Pelléas et Mélisande de Debussy), c’est avant tout l’exploitation et la tourmente du malheureux rôle-titre qui le touche. N’avoue-t-il pas, d’ailleurs : « il y a une part de moi-même dans ce caractère de Wozzeck, dans la mesure où j’ai passé ces années de guerre totalement dépendant de gens que je haïssais, captif, malade, résigné : en fait humilié » (cité par Dominique Jameux, Berg, Seuil, 1980).
Bien connu pour son travail sur Eugene Onéguine [lire notre chronique du 8 septembre 2008], Macbeth [lire notre critique du DVD] et Dialogues des carmélites [lire notre chronique du 9 juillet 2010] déjà immortalisé par Bel Air Classiques, Dmitri Tcherniakov aborde l’ouvrage présenté au Théâtre Bolchoï (Moscou) en novembre 2010 avec un vison bien particulière : « dans ce spectacle, il n’est pas question de compassion pour les « petites gens » ; il ne s’agit ni de pauvreté, ni d’absurdité de l’armée, ni de l’humiliation, ni du quotidien figé d’une garnison de province allemande au début du XIXe siècle ». Tcherniakov choisit de montrer un homme ordinaire de la fin du XXe siècle, esclave d’une routine sans fin, dans un climat d’hibernation émotionnelle. Le Capitaine et le Docteur sont des voisins de palier, avec femme et enfant, qui s’ennuient et s’amusent à des jeux de rôles qui mettent en relief la zone d’ombre de chacun – Marie y viendra à son tour, avec le Tambour-major – « aucun sentiment, ajoute encore le metteur en scène. Tout le monde se moque de tout, plus ou moins ». Comme souvent, sa vision nous laisse partagés entre admiration et réticence.
De Georg Nigl incarnant Wozzeck, Teodor Currentzis confie : « il est tellement dans l’émotion qu’il me fait peur, parfois ». On peut le croire tant le chanteur, infiniment nuancé, livre des scènes d’hallucinations souvent glaçantes – au point que le Fou de Leonid Vilensky est presque rassurant de sobriété... Émouvante elle aussi, Mardi Byers (Marie) livre un Sprechgesang très lyrique, de toute beauté. Maxim Paster (Capitaine) reste soyeux quand d’autres auraient frôlé le cri. Piotr Migunov (Docteur) déçoit par son instabilité alors que séduit Roman Shulakov (Andres) par un timbre clair et sa vaillance. Enfin, Roman Muravitsky (Tambour-major) et Xenia Vyaznikova (Margret) ne déméritent pas.
Parmi les invités obligés d’un bonus qui détaille principalement la proposition de Tcherniakov, entre confidences de loge et répétitions, Currentzis explique sa volonté d’orner d’une couleur romantique un orchestre maison peut connaisseur des difficultés bergiennes. Dynamisé par le chef, il gagne des chatoiements viennois, une tendresse digne de Mahler, à ravir le mélomane qui redécouvre l’œuvre.
LB