Recherche
Chroniques
Xenakis | Aperghis, échanges retentissants
L’Ensemble Intercontemporain salue les deux grands musiciens grecs d’origine et français d’adoption par un programme rare incluant notamment les célèbres Rebonds du premier et une création mondiale du second.
L’homme est seul en scène. À sa disposition, de part et d’autre du plateau, deux groupes d’instruments de percussion, entassés. Ses bras s’élèvent dans le silence, restent un instant suspendus dans les airs, puis s’abattent. Le choc rauque envahit la salle de ses résonances boisées, captivant immédiatement l’attention de l’auditoire. Un rythme s’élève, lent, primal, chaque son plein d’une violence fulgurante. Le rythme s’accélère bientôt, chaud et sec, lancinant et dévastateur. Fasciné, on ne voit plus que le ballet hypnotisant des baguettes sur les peaux, tandis que les chocs profonds, les rythmes proliférant, prennent aux tripes. De cet homme attelé à ses instruments se dégage un magnétisme visuel saisissant. Allié à la transe physique primordiale du son qui vous emplit et vous ébranle, une émotion irrépressible d’une intensité inattendue vous étreint, impalpable, inarticulable. Bientôt, après une Coda à en perdre haleine, les peaux se taisent. La première partie de Rebonds est terminée, la parenthèse de temps suspendu s’est refermée. La seconde partie, jouée sur l’autre groupe d’instruments, commence d’emblée sur un ton frénétique, plus jouissive encore peut-être que la précédente, comme une course trépidante, une poursuite pleine de suspense, une excitation qui ne semble jamais vouloir se relâcher.
Rebonds exige du soliste un engagement physique et une virtuosité hors du commun. La performance de Gilles Durot, musicien de vingt-six ans récemment sorti de la classe de Michel Cerutti au CNSM de Paris, n’en est que plus hallucinante : si on put le sentir un brin hésitant au début, il a rapidement pris ses aises et nous a gratifié d’une exécution à couper le souffle.
Aux rythmes de Rebonds, Georges Aperghis, qui fut brièvement disciple de Xenakis, répond avec les bavardages pleins d’humour et de gravité d’Happiness Daily, crée en seconde partie. La pièce en son début évoque l’un des Tableaux d’une exposition (Moussorgski), Le marché à Limoges, photographie sonore d’une place grouillant de monde. Partout les gens discutent, jacassent, papotent et caquètent et de cette vie se détachent par instants, cristallins dans l’air frais du matin, des éclats de voix, exclamations, rires ou questions. Ainsi jaillissent, au dessus du brouhaha ambiant généré par l’ensemble instrumental qui les accompagne sous la direction de Ludovic Morlot, les voix joyeuses et claires, aigues et aiguisées, de Donatienne Michel-Dansac (soprano) et Marianne Pousseur (mezzo-soprano). Aussitôt articulées, ces exclamations sont englouties, reprises, rattrapées par la rumeur incessante. Ce sont des phrases banales, anodines, comme on en dit toute la journée. Mais, à force de répétition, ces propos légers, futiles ou graves se déforment. On se perd dans leurs syllabes permutantes et leurs sons désarrangés deviennent peu à peu délirants.
Au milieu de ce joyeux désordre surgit soudain une voix plus calme : celle de Flaubert, avec de courts extraits de Madame Bovary, juxtaposant la tragique banalité de ses amours à la nudité des expressions toute faites qui constituent le tissu sonore de la pièce. La pièce se conclut sur un ton à la fois plus paisible et plus sombre, par deux phrases mélancoliques en contrepoint, entrecoupées de rires tristes : « nous avons tout dit, il en reste encore, je suis déjà loin, juste une dernière chose, de l’autre côté, toujours plus loin, nous n’avons plus rien, il reste une dernière chose à dire ». Encore un banal « À chaque jour son bonheur » suivi d’un dernier sursaut de rire, et Aperghis nous abandonne à l’indifférence quotidienne.
JS