Recherche
Chroniques
Valuska
tragi-comédie en musique de Péter Eötvös
Tandis qu’Eötvös-chef-d’orchestre affirme oublier les œuvres qu’il a dirigées pour ne pas qu’elles influencent Eötvös-compositeur, ce dernier avoue se souvenir avec difficulté de l’histoire exacte de chacun des opéras qu’il a écrit depuis la création du tout premier, il y a un quart de siècle *. C’est que, contrairement à son maître Stockhausen qui occupait le cœur de ses opus avec des personnages statiques – « Karlheinz le viril, Karlheinz le féminin, Karlheinz le diabolique », etc. –, le natif de Transylvanie approche le monde de l’opéra en homme de théâtre, fasciné par une histoire aux protagonistes ardents. Il cultive donc la diversité, comme le prouvent, en premier lieu, les formes littéraires abordées (roman, pièce de théâtre, journal intime) et les langues choisies (russe, anglais, français, etc.) pour les adapter sous des appellations diverses (Klangtheater [théâtre sonore], opéra comico-utopique, opéra-ballade, etc.), présentant son art en ces termes, lors d’entretiens avec Pedro Amaral (Éditions MF, 2021) : « moi, je me cache toujours derrière mes œuvres. Chaque pièce, chaque opéra est vraiment différent et je cultive cette différence. Je peins des scènes, des scénarios, des drames – pas des autoportraits. Je cherche, j’essaye, je risque. Je sors de moi-même pour tenter de m’approcher le plus possible de la dimension dramatique, la comprendre, la saisir et la réaliser » [lire notre critique de l’ouvrage].
Avec ce nouvel ouvrage lyrique – le premier écrit dans sa langue natale, mais une version allemande a déjà vu le jour à Ratisbonne, ce 3 février –, le compositeur hongrois puise chez son compatriote László Krasznahorkai (né en 1954) matière à un livret concocté par la fidèle Mária Mezei, secondée par Kinga Keszthelyi. Les lecteurs d’Az ellenállás melankóliája (1989 ; version française de Joëlle Dufeuilly, La mélancolie de la résistance, Gallimard, 2006), roman en trois parties (État d'urgence / Les harmonies Werckmeister / Sermo Super Sepulchrum) paru l’année de la chute du Mur de Berlin, savent déjà que son héros, le simple d’esprit János Valuska, donne son nom à l’œuvre créée le 2 décembre 2023, par le Magyar Állami Operaház (Opéra national Hongrois) sur sa scène alternative, la salle Miklós Bánffy de l’Eiffel Műhelyház (Atelier Eiffel).
La représentation démarre avec le voyage ferroviaire de Mme Pfaum – éprouvant pour elle, drolatique pour le mélomane –, maman de János, par laquelle nous apprenons qu’un cirque arrive en ville avec une attraction, la plus grand baleine naturalisée du monde, et un invité spécial, un certain Prince qui devient l’objet de toutes sortes de rumeurs, lesquelles déclenchent un chaos populaire (pillages, incendies) suivi par la mise en place d’un régime militaire. Fasciné par les merveilles astronomiques – et on reconnaît là l’auteur de Seven [lire notre critique du CD] –, János ne comprend pas que la mairesse Tünde se sert de lui pour approcher le Professeur, son ex-mari dont elle a besoin, puis comme d’un bouc émissaire à envoyer à l’asile pour marquer l’arrivée d’un ordre nouveau.
Avec l’aide de Kató Huszár (costumes) et de Botond Devich (décors), Bence Varga met en scène le treizième opéra de Péter Eötvös et ses personnages bien caractérisés – à l’instar de clowns circassiens –, portant perruque et rembourrage, et en privilégiant l’économie scénique : un fauteuil ou un lit signale un intérieur, un réverbère et un vélo le monde extérieur. Soignée, la direction d’acteurs met en relief les moments d’abord comiques, puis tragiques de l’ouvrage, portés par la narratrice Tünde Szalontay et d’excellents chanteurs. Citons les principaux : l’émouvant Zsolt Haja (János Valuska) [lire nos chroniques de Der Freischütz, Faust, Lear et Atlantis], Adrienn Miksch (Mme Pfaum) [lire nos chroniques d’Elektra et du Château de Barbe-Bleue], Tünde Szabóki (Tünde) [lire notre chronique de Tannhäuser] et András Hábetler (le Professeur). En fosse, Kálmán Szennai livre légèretés et fureurs de la partition à la tête de l’orchestre maison disposé d’une manière déjà expérimentée par Eötvös, c’est-à-dire en miroir – « des deux côtés, il y a 2 contrebasses, 4 cuivres avec 4 bois devant eux, 4 percussions devant eux à nouveau, et 16 instruments à cordes au milieu ».
LB
* lire nos chroniques de Trois sœurs (1998) à Lyon, Zürich puis Francfort ;
Le Balcon (2002) à Toulouse, Besançon, Bordeaux puis Paris ;
Angels in America (2004) à Münster ;
Lady Sarashina (2008) à Lyon ;
Love and Other Demons (2008) à Strasbourg ;
Die Tragödie des Teufels (2010) à Munich ;
Der goldene Drache (2014) à Francfort puis Buxton ;
Senza sangue (2016) à Avignon ;
enfin Sleepless (2021) à Genève.