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Chroniques
Věc Makropulos | L’affaire Makropoulos
opéra de Leoš Janáček
Inaugurant le printemps parisien des femmes fatales (Carmen, Traviata et Mélisande, à voir dans quelques semaines), cette première à l’Opéra Bastille nous plonge dans le destin d’Elina Makropoulos, imaginé par l’écrivain tchèque Karel Čapek en 1922. Pour ce faire, un efficace plateau vocal est réuni. L’on y rencontre Ryland Davies campant un Hauk attachant, Ales Briscein dont le timbre lumineux et l’émission souple servent idéalement le rôle de Janek, tandis que David Kuebler, que l’on put entendre en Gregor il n’y a pas si longtemps [lire notre chronique du 3 juin 2005], offre son grand métier à Vítek, le secrétaire de l’avocat Kolenatý, ce dernier étant tenu par Paul Gay dont le haut-médium avantageusement corsé réjouit autant que déçoit le grave plutôt éteint. Touchante dès sa première apparition, Karine Deshayes est une agile Krista, jouant également l’habilleuse et la femme de chambre (selon la volonté du metteur en scène). Malgré un aigu parfois étroit et souvent difficile, Charles Workman donne un Gregor vaillant et fiable, véhiculé par une présence scénique évidente et un chant clair, brillant et toujours élégant.
Enfin, à la fois sensuelle, fascinante, humaine et inaccessible, l’héroïne épuisée trouve en Angela Denoke une interprète troublante dont le charisme est magnifié par le maître d’œuvre de cette nouvelle production. Avec un grave envoûtant, un solide médium et un aigu vif-argent, le soprano charme tant par la facilité de ses moyens et la maîtrise de son art que par l’absolue expressivité de l’incarnation. Elle est cette éternelle jeunesse aussi intensément désirée par Rodolphe II que la frivolité angoissée de notre société occidentale tâche dangereusement d’oublier la mort.
C’est principalement sur ces questions essentielles que focalise la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui ne s’arrête d’ailleurs pas en si bon chemin. Pour commencer, un écran de cinéma fait front au public. S’y projette un montage noir et blanc où l’on suit la course des reporters, l’enlèvement d’un corps aux abords d’une piscine, devant une horde de photographes, où sourit, pleure et minaude la belle Marilyn, où King Kong est exhibé dans ses chaînes sur la scène d’un théâtre de curiosités ; autant d’images empruntées à la fiction sur grand écran comme à la mise en scène dûment archivée d’actualités people. Plutôt que de s’en tenir aux coulisses plus polies d’un théâtre lyrique, situer L’Affaire Makropoulos dans les milieux tant factices que mafieux d’Hollywood introduit une réflexion directe sur notre monde et ses chimères tout en rendant un hommage choisi et cohérent à Čapek dont l’œuvre s’inspira autant de ses lectures de faits divers relatés dans la presse ou des minutes de divers procès que de nouvelles policières et de scénarii pour le septième art.
De fait, la palpitante et improbable enquête menée par le cabinet Kolenatý depuis des lustres s’accommode on-ne-peut-mieux du parfum de scandale à la saveur morbide de la situation montrée. Rien d’étonnant, dès lors, qu’Emilia Marty survienne durant la projection de rushes en laissant le souffle d’une bouche d’aération gonfler et soulever sa jupe (The Seven Year Itch), rien de plus naturel que le surtitre se trouve soudain intégré au décor (le récit de l’action se livre dans le même temps qu’elle est vécue). Et si nous regardons des fauteuils, c’est que nous sommes devenus l’écran d’une machine-spectacle toujours en étroite relation avec le pouvoir et la politique – l’alchimiste Makropoulos conçoit son élixir pour satisfaire la lubricité d’un empereur, de même que Marylin entonne un électrisant Happy Birthday au priapique locataire de la Maison Blanche. Rappelons-nous aussi que l’apparition de Kong scelle systématiquement les crises : au deuxième acte, c’est lui qui tend une main des profondeurs où se love Angela Denoke, perruque rousse et fourreau d’écailles vertes, tandis que, face à nous, les protagonistes s’empiffrent de pop-corn. Dans ces fiévreuses mondanités, le surgissement d’un mur de pissotière, d’une salle d’eau ou d’une loge sont autant de refuges où se dérouleront les duos les plus passionnés. Loin d’être l’incursion compulsive d’un tic de metteur en scène – on se souvient des douches et lavabos d’Iphigéne en Tauride [lire notre chronique du 1er juillet 2006] –, c’est en ce recours à la trivialité humaine et rien qu’humaine des lieux que se cristallise intimité et vérité, comme plus tard dans la mort.
Qu’on ne s’y méprenne pas : c’est pour en faire usage par le biais d’une direction d’acteurs exigeante et précise que le talent de Warlikowski convoque des motifs scénographiques forts. Le résultat est saisissant et l’émotion de la partie. Introduisant le décor final (le surplomb d’une piscine), quelques images de Sunset Boulevard précèdent les premières mesures du dernier acte : celui des révélations les plus folles, des aveux les plus sincères. Une nouvelle fois, l’artiste polonais fait mouche : au défilé souple, aquatique, du surtitre répond le retour de la bonne grosse gueule du Grand Gorille, pleine de désarroi et de pureté, venant poétiquement sublimer l’ultime litanie d’Emilia Marty, étrangement doublée hors-champ par un chœur d’ombres.
Si d’abord l’on pourra croire la profusion d’événements bousculer l’écoute qu’on souhaiterait avoir de l’œuvre, on se rend bien vite compte que ç’aurait été au chef d’imposer son art. Bien que l’on remarque une petite harmonie assez probante et quelques passages chambristes gentiment amenés, çà et là, les disgracieuses approximations répétées des contrebasses et des violoncelles, la pâte sonore trop appuyée, sans nuances, et l’imprécision d’un geste qui fait parfois douter les chanteurs caractérisent la lecture de Tomáš Hanus qui ne se montre pas du tout à la hauteur du projet artistique global.
BB