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Chroniques
Turandot
opéra de Giacomo Puccini
Le Grand-Théâtre de Genève referme sa saison avec un ouvrage propice au grand spectacle. Dans la nouvelle production de Turandot, confiée à Daniel Kramer, la conception scénographique du collectif interdisciplinaire teamLab ne se fait pas faute d’y contribuer, en puisant largement dans les ressources des arts numériques et lumineux, avec un habillage du plateau rotatif à la façon d’un écran qui déborde dans la salle. Cette approche dispendieuse souligne le faste des grands ensembles et cède parfois aux effets.
Dessiné par Kimie Nakano, le vestiaire n’y est pas étranger. Il relaie cette profusion visuelle par une fantaisie colorée, non sans gageure pour les interprètes par temps de canicule. Les diverses matières synthétiques ou métalliques semblent jouer des fétichismes, dans une veine que n’effraie point la grivoiserie. Le trio des eunuques, au début du deuxième acte, en offre la condensation exemplaire : dépouillés de leur fourrure noire et de leurs colliers, tenue d’apparat, ils apparaissent en dehors de leur service dans des tissus arlequinés et s’attablent à un festin de formes phalliques – pour lequel l’appétit, en ces temps de transpiration météorologique, peut prématurément tourner à l’indigestion. Les variations autour de la castration, symptôme de la vengeance traumatique transgénérationnelle de la principessa di gelo, ne s’interdisent pas le rire et le divertissement aux confins de la farce – et de l’inspiration de Gozzi lui-même – qu’accompagnent les mouvements chorégraphiques réglés par Tim Claydon [lire notre chronique de Falstaff] et les éclairages de Simon Trottet [lire nos chroniques de Philémon et Baucis et de Faust].
Les emprunts à l’univers de la dystopie ou de la science-fiction suscitent des trouvailles qui ne font parfois que tirer les conséquences de la lettre du livret, telles le cocon de bronze de l’héroïne ou encore la geôle rectangulaire nimbée de blanc pour les esclaves réduites, comme Liù, à l’état de vestales sans office dans une esthétique qui peut rappeler la vision de Die Zauberflöte par Castellucci. Mais c’est sans doute dans le finale que les moyens se rapprochent le plus justement de l’émotion. Après que tous les protagonistes de l’ancien monde se sont entretués, Turandot et Calaf prennent le relais du vieil empereur, vêtus des mêmes écrus que le souverain sur son lit funéraire. Les lasers lumineux tracent alors un oculus ceignant le couple sur le promontoire de la relève, dans l’incertitude apaisée des notes.
Car l’un des intérêts majeur de cette nouvelle Turandot est de présenter le final de Luciano Berio. Inédit jusqu’alors en Suisse et créé il y a tout juste vingt ans, à Los Angeles, il est encore trop rare sur les scènes [lire nos chroniques des productions de Salzbourg et de Toulon] qui lui préfèrent le traditionnel Alfano – lequel a néanmoins connu des péripéties avec les coupes imposées par Toscanini dès les premières représentations, et dont l’original intégral n’est guère au répertoire. À la différence d’Alfano qui réinventa un Puccini conservateur sans trop se préoccuper du matériel laissé par le maître, Berio se révèle bien plus respectueux des esquisses qu’il extrapole, à l’occasion, avec son inimitable syncrétisme faisant le sel de ses collages dont Sinfonia ou Rendering restent les magistraux archétypes. Berio a voulu prolonger le geste exploratoire de son aîné dans son ultime opus, au delà des facilités du cinématographe lyrique qui avait fait la fortune de Tosca. Plutôt que crescendo solaire, la transfiguration de Turandot par l’amour est traduite par celles des esthétiques contemporaines de l’œuvre, avec un interlude qui résout le drame dans la délicatesse d’une ambivalence à la conjonction de la sensibilité puccinienne et du post-modernisme.
Sans doute est-ce dans cette conclusion à la fois littérale et autre que s’explicitent les choix d’Antonino Fogliani [lire nos chroniques de Giovanna d’Arco, Maria Stuarda, Semiramide, Guillaume Tell, L’Italiana in Algeri, Aida, La Cenerentola et Elisabetta, regina d’Inghilterra]. À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef italien privilégie un fondu des couleurs et des timbres – sans perdre leur lisibilité, au contraire –, plutôt que la rutilance cuivrée dominant certaines habitudes. Plus que la massivité dramatique répondant aux dimensions spectaculaires de la production, cette Turandot se distingue par une densité orchestrale, souple et chatoyante.
Cette approche présente l’avantage de contourner le risque d’opposition frontale avec le plateau, laquelle peut amener les solistes à forcer. Dans le rôle-titre, Ingela Brimberg ne manque pas d’autorité vindicative, sans avoir besoin d’une carrure maximale [lire nos chroniques du Vaisseau fantôme, de Lohengrin et Elektra], face au Calaf fort valeureux de Teodor Ilincăi, quasi christique à l’heure du sacrifice de Liù en assumant à sa place la torture physique. Le ténor roumain s’attache d’abord à la présence et à l’engagement scéniques, quitte à ombrer quelque peu la subtilité [lire nos chroniques de Roméo et Juliette, La traviata et Don Carlo]. L’équilibre de la fosse accompagne magistralement la finesse de la Liù de Francesca Dotto, d’une sensualité et d’une dévotion condensées dans une séduisante et vivante homogénéité de la voix [lire nos chroniques de Luisa Miller et de Marino Faliero]. On saluera la noblesse saisissante du Timur de Liang Li [lire nos chroniques d’Il trovatore et de Nabucco], ainsi que le trio formé par Ping, Pang et Pong, dévolu aux complémentaires Simone Del Savio, Sam Furness et Julien Henric – ce dernier étant membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre de Genève. Chris Merritt se glisse dans l’éméritat crédible de l’Empereur de Chine, Altoum. Mentionnons l’intervention du Mandarin par Marc Mazuir et surtout celles, imposantes, du Chœur de la maison, préparé avec la précision constante et reconnaissable d’Alan Woodbridge – les effectifs sont renforcés par les enfants de la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique de Genève.
Une Turandot généreuse qui remet en avant l’apport de Berio dans l’enrichissement de l’histoire de la musique, lequel n’est pas qu’une simple affaire de musée.
GC