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Chroniques
Tosca
opéra de Giacomo Puccini
Avant que d’entamer une prochaine saison forte de raretés, l’Opéra national de Lorraine clôt son parcours 2021/22 par une valeur sûre du paysage lyrique. Après s’être illustrée dans plusieurs ouvrages de veine buffa, Silvia Paoli, dont nos colonnes évoquèrent deux productions [lire nos chroniques de La scala di seta et d’Enrico di Borgogna] se tourne vers le mélodrame en cinq actes de Sardou (1887), via la bien plus fameuse adaptation de Puccini sur le livret d’Illica et Giacosa (1900), en s’attachant principalement à l’oppression politique érotisée.
Avec la complicité d’Andrea Belli [lire nos chroniques de Turandot et d’I due Foscari], la metteure en scène italienne désencombre l’opéra de plusieurs traditions : celle, de plus en plus rare, qui tend à la reconstitution historique par l’évocation des lieux où se déploie l’argument, et celle, beaucoup plus fréquente, qui la transpose dans les années mussoliniennes. Si la première est par nature utopique, voire absurde, la seconde, passé le choc d’une première fois, peut-être, ne l’est pas moins en ce qu’elle montre les passions humaines comme n’ayant d’espace temporel d’expression que la dictature, ce qui est bien vite faire l’impasse de la cruauté qui détermine beaucoup de nos comportements. C’est dans un lieu laqué blanc, froid, que l’action se déroule, sur une scène dont le vide n’est souligné que par un élément de décor par acte : au premier, l’échafaudage du peintre, bordé de voiles ; la grande table à dîner du baron, au suivant ; enfin, un sinistre ossuaire pour accueillir le dénouement.
Trois dispositifs vivants, pour ainsi dire, véhiculent une belle part de la tension dramatique. En uniforme noir surmonté d’une large casquette dessus un crêpe noir dissimulant le visage, huit sbires hantent la scène de leur étrange démarche, comme montée sur ressorts : ils arrachent sèchement les voiles de l’échafaudage de l’Acte I, surgissent prestement à la fin du II pour dépouiller le corps du veule oppresseur, leur frémissante chorégraphie, réglée par Rosabel Huguet, l’abandonnant en chaussettes et en caleçon, puis échouent dans l’exécution du condamné. Le deuxième, puissant, consiste en une référence picturale au Seicento, unique clin d’œil à l’église où se situe le premier acte : durant la progression du piège tendu par l’éventail et les prémices du Te Deum, le chœur vient figurer le Martirio di Sant’Andrea de Mattia Preti (1651), selon un procédé qui, plutôt que de rappeler quelque mystère encore d’actualité aujourd’hui dans certains villages italiens, fait directement penser à Pasolini s’inspirant des Passions dans les fresques humaines de son cinéma, avec soldats romains et angelots ailés à couronne d’or – en outre, la crux decussata peut également renvoyer aux rites contemporains de soumission sexuelle. Le dernier dispositif est une brève Pietà sculptée par la danse juste après la chanson du Pâtre, Piétà qui s’effondre aussi lentement que lamentablement en avant-goût du charnier final.
Servie par une imagination toujours d’à-propos, la direction d’acteurs s’ingénie à donner vie et naturel à l’évolution des situations et des divers protagonistes. Ainsi des quatre gamins du I, petits démons moqueurs à qui l’on tire joyeusement les oreilles en récitant l’Angelus ; ainsi, encore, de l’essaim de curés, nonnes et clergeons en liesse à l’annonce d’une défaite napoléonienne ; mais aussi du jeu d’amour tendre suivant lequel Mario trace un cœur précédé du mot DIVA sur l’un des voiles dans l’église, mode repris lorsqu’il écrit l’ultime lettre à grands gestes picturaux à même le sol, au III. Le ressort dramatique est extrême lorsque Tosca transperce le cœur du violeur selon la littéralité du récit qu’elle en fait à l’acte suivant : voilà une de ces idées simples et fortes dont on peut dire cent fois qu’il suffisait d’y penser… à ceci près que personne n’y avait pensé, précisément. Un matériau poétique traverse le spectacle, via les corps qui semblent pousser les murs au chapitre médian, ou cet angelot qui chemine dans l’immensité du plateau nu, au lever du jour. Parmi ces belles inspirations, celle d’un Mario combattif n’est pas des moindres. Celui-ci ne se contente pas d’insolemment railler, il bouscule Scarpia et jette un verre de vin au visage de Spoleta. Dans le regard mauvais que l’exécuteur des basses œuvres lui lance en retour habite une rage vengeresse qui prend sens au dernier acte : surgit de nulle part, c’est lui qui tire sur le condamné, vengeant ainsi l’affront. Et voilà qui change tout : le marché de dupe conclu par la belle et le salaud n’est plus avéré, les armes des soldats pouvant dès lors être réellement chargées à blanc, contrairement à l’acception admise du sous-entendu « come il conte Palmieri ». Cette souplesse à révéler au texte de nouvelles possibilités est proprement admirable.
Enfin, l’omniprésence du rite va de pair avec le fétichisme de Scarpia qui se repaît des larmes de sa proie (en extase, il les hume dans le mouchoir qui les recueillit), singe une eucharistie pendant Vissi d’arte (le sacrifice, donc), etc. Encore faut-il s’interroger sur les trois prélats à sa table, dignitaires catholiques qu’il tutoie, voire rudoie, ainsi que sur une domesticité de religieuses : y verra-t-on métaphore d’une Église au service du tyran ou simulacre consistant à faire emprunter vêture sacerdotale à la maisonnée, sur un mode comparable à celui qui a cours dans le bordel de Genet ? Le mystère demeure – tant mieux ! Cette conception inventive, qui bénéficie des lumières finement ciselée, et crue, au besoin, de Fiammetta Baldiserri [lire notre chronique de Madama Butterfly à Rennes], s’appuie sur une garde-robe avec laquelle Valeria Donata Bettella fait osciller l’action entre les années quarante et cinquante, comme le laisse entrevoir la coupe du pantalon de Mario et les tenues de Floria.
À si riche option de mise en scène la distribution vocale doit répondre par un engagement théâtral qui ne compte pas. C’est bien le cas, à l’exception d’un Scarpia auquel d’innombrables forfanteries gestuelles et autres roulements d’yeux font perdre tout crédit. Piètre acteur, Daniel Mirosław campe, en faisant des tonnes, un baron dépourvu de corps, grand pantin qui sape l’acte central, alors qu’il lui suffirait sans doute de faire confiance à la noirceur idéale de sa longue voix. Doté d’un organe puissant et d’une respiration remarquable, la jeune basse polonaise malmène toutefois l’intonation. Cette exception mise à part, c’est une efficace équipe de solistes que nous entendons ce soir.
Issu du Chœur maison, le soprano Heera Bae flatte l’oreille en Berger, chanté hors scène. Jean-Vincent Blot prête son talent au court Sciarrone, quand Yong Kim, également choriste, offre au Geôlier saine et calme projection, ainsi qu’une présence discrète mais dense. On retrouve l’incisif Marc Larcher sous l’opulent manteau de fourrure du vil Spoletta [lire nos chroniques de La Navarraise, Norma à Paris et à Nice, Tristan und Isolde, Carmen, Madama Butterfly à Saint-Étienne] et l’on découvre Daniele Terenzi en jeune Sacristain au timbre ferme et à la voix musclée, tout occupé à discipliner d’espiègles têtes blondes. Récemment applaudi dans l’Arthus de Joncières [lire notre chronique de Lancelot], Tomasz Kumięga livre, d’un baryton solide et d’un chant passionné, un Angelotti attachant. Apprécié ici-même quelques saison plus tôt en Edgardo [lire notre chronique de Lucia di Lammermoor], Rame Lahaj livre un Mario lumineux dont la couleur s’enrichit de nombreuses harmoniques, sur toute l’étendue de la tessiture. Chantant un peu trop le premier acte, le ténor kosovar magnifie le rôle par la suite, notamment dans un E lucevan le stelle d’exquise douceur. Quant au rôle-titre, il est magnifiquement chanté par Salome Jicia : avec un grave facile et jamais forcé, des fulgurances aigues comme il en est peu, et un art incontestable de la scène, le soprano géorgien incarne une émouvante Tosca [lire nos chroniques de Mitridate, Torvaldo e Dorliska, La clemenza di Tito, La donna del lago, La traviata et Semiramide].
Au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Antonello Allemandi mène le drame sans heurt trop accusé et veille à l’équilibre entre fosse et scène. On lui doit une marche de l’exécution doucereuse en diable, en parfaite adéquation avec la mise en scène, et un travail de nuance subtilement infléchi. Par-delà certains décalages rythmiques, bravo aux artistes du Chœur nancéien, préparés par Guillaume Fauchère, ainsi qu’aux jeunes voix du Chœur d’enfants du CRR du Grand Nancy. Objet d’une coproduction, cette Tosca fort intéressante sera très prochainement reprise à l’Opéra de Toulon, puis à Rennes.
BB