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Chroniques
Tosca
opéra de Giacomo Puccini
Voilà une Tosca qui bouleverse tous nos souvenirs d’anciennes représentations ! Patrice Caurier et Moshe Leiser, s’appuyant exclusivement sur la situation, mettent en scène le désir à l’état brut. Pas de reconstitution des volutes de Sant’ Andrea ni des clairs-obscurs du Farnese ou des ailes du château : n’ayant que faire des métaphores, cette mise en scène s’inscrit dans un réalisme cru. De fait, où trouver des vapeurs poétiques dans l’argument de Sardou ? Avec la complicité de Christian Fenouillat pour les décors et d’Agostino Cavalca pour les costumes, les maîtres d’œuvre installent l’action dans une Rome modeste – et même médiocre : celle du fascisme qui n’est évoqué que discrètement, sans recourir jamais aux grosses ficelles que certaines transpositions n’ont su éviter. L’Acte I s’ouvre sur un mur de brique bleu bordé d’une madone toute simple d’un côté, d’un bénitier sans prétention de l’autre ; le II montre un bureau qui semble improvisé dans l’entresol qui surplombe la salle où la chanteuse donne la cantate ; après une promenade vidéastique – Laurent Langlois – dans Rome au matin, la prison du III prend un jour âpre d’une lamentable tristesse : la cellule côté cour, un escalier côté jardin, dans un dispositif inversant la convention d’une scène qui se résoudra vers le haut et qui s’enfonce dans les ténèbres. C’est par un guichet que Floria prend les mains de son amant pour un duo débarrassé de ses sempiternelles embrassades larmoyantes ; c’est sur le bureau qu’après avoir découpé la robe de la belle pendant Vissi d’arte le baron meurt dans la nudité furieuse de son propre désir confronté à la jouissance absolue ; c’est dans un espace encombré de tableaux qu’Angelotti surgit, ensanglanté, dans une proximité percutante qui projette immédiatement le spectateur dans le drame.
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’avoir pris des libertés avec l’opéra de Puccini, mais bien au contraire d’en servir l’essentiel sans s’arrêter au superflu. Un metteur en scène lisant « il détourne le regard lorsqu’elle entre dans la pièce » peut appliquer scrupuleusement l’indication ; mais il peut également l’interpréter, et soudain le personnage fera tomber la cuillère avec laquelle il remuait son café, par exemple. Il peut tout aussi bien jeter la tasse à la figure de l’intruse ! Révélées dans toute leur cruauté, les situations abritent des caractères autant que ceux-ci les véhiculent. Ne s’en tenant pas à la seule scénographie, Caurier et Leiser ont précisément construit les unes et les autres. Angelotti est un fugitif traqué, Mario un artiste loyalement engagé – un résistant discret, pourrait-on dire –, Sciarrone un petit chef élégamment sadique, le sacristain l’un de ceux qui lèvent docilement la patte avec les loups.
On l’a dit cent fois : les personnages principaux sont Scarpia et Tosca et non Mario et Tosca ; l’œuvre nous parle du couple de la haine plutôt que du couple de l’amour. À une Tosca intelligente et réactive (qui n’a pas froid aux yeux) répond un Scarpia brutal – il frappe lui-même le peintre, agit en direct, ne délègue les tâches que pour s’adonner à pire – que la lumière de Christophe Forey rend physiquement monstrueux, fragilisé dans sa force par une irrépressible et trouble sensualité. Nous l’écrivions plus haut : il découpe la robe de Floria à l’aide d’une paire de ciseaux qui le poignardera bientôt ; si nous avancions que cette production évitait les métaphores, c’est ici la seule, consciente et magnifique, dont elle fait usage. Rien de plus logique, ensuite, à ce qu’on abatte Cavaradossi dans sa cellule, à ce que l’héroïne, plutôt que de se jeter vers le ciel où convoquer le baron devant Dieu, le rejoigne dans les ténèbres en se tirant une balle dans la tête.
Cette violence haletante est magistralement soutenue par la baguette de Jean-Yves Ossonce qui évite sagement de souligner trop ce qu’indique suffisamment la mise en scène, et s’ingénie plutôt à donner du relief à ce qu’elle n’appuie pas, de façon à tisser une trame souterraine. On regrettera cependant que l’Orchestre national des Pays de Loire ne lui réponde pas toujours au mieux (décalage des seconds violons au premier acte, déficience des cuivres au suivant, solo de violon du III plus qu’approximatif, etc.).
Enfin, tout en félicitant l’équipe vocale pour son grand engagement dramatique, nous émettrons quelques réserves quant au chant lui-même. Plus précisément : ne mettons pas en doute les indéniables qualités des chanteurs, mais expliquons certains excès et déficiences par un investissement tel dans le jeu qu’il finit par mettre la musique en péril. L’on est plus au théâtre, voire au cinéma, qu’à l’opéra, ce qui, par moments, est assez gênant.
Ainsi du Scarpia théâtralement génial de Claudio Otelli qui s’enroue dans des émissions de fond de gorge, certes expressives, mais malvenues. À l’inverse, le Mario de Giancarlo Monsalve cherche durant tout le premier acte à placer sa voix, posant timidement un aigu tantôt étroit, tantôt lâche, la libère magnifiquement dans le II et livre E lucevan’ le stelle (III) en craquant la nuance, puis en forçant fort disgracieusement. Avec un charme fou, une présence attachante, une spontanéité qui séduit, Nicola Beller Carbone possède l’instrument qu’il faut pour le rôle-titre : l’aigu est fulgurant, le grave a juste ce qu’il faut d’aigreur pour le deuxième acte, le grain de chaleur pour envoûter ces messieurs ; de fait, sans déroger au jeu, elle maîtrise ses atouts de chanteuse sans les mettre en danger. Il est rare de rencontrer un Sacristain non caricatural et sain vocalement : Erik Freulon mène bien un chant qu’il rend divinement onctueux pour l’Angelus. On saluera également la composition glaçante de Guy-Etienne Giot en Sciarrone, d’un timbre richement coloré à l’émission des plus franches, et l’Angelotti émouvant de Frédéric Caton.
BB