Chroniques

par bertrand bolognesi

Thaïs
opéra de Jules Massenet

Opéra de Saint-Étienne
- 17 novembre 2024
Thaïs, ouvrage de Jules Massenet, à l'Opéra de Saint-Étienne
© cyrille cauvet

Nous retrouvons avec bonheur, cet après-midi, l’Opéra de Saint-Étienne, pour la deuxième des trois représentations de sa nouvelle production de Thaïs, le vingt-sixième des quarante-et-uns ouvrages lyriques de Jules Massenet. Composé sur un livret du très prolifique Louis Gallet, s’inspirant directement du roman éponyme d’Anatole France, publié par La Revue des Deux Mondes à l’été 1889, Thaïs, opéra en trois actes, vit le jour sur la scène du Palais Garnier, le 16 mars 1894, gagna vite nos régions puis les cités étrangères. À l’heure actuelle, on observe plutôt une tendance inverse : Thaïs est plus volontiers programmé hors territoire que dans nos contrées. Il faut pourtant rappeler la dense musicalité de l’œuvre, et son caractère très particulier qui la distingue des autres opus de son auteur comme du répertoire fin de siècle en général. À la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, l’excellent Victorien Vanoosten s’ingénie, de fait, à révéler ô combien la partition est dénuée de traits attendus. Par une présence de chaque détail timbrique comme de tout mouvement ici fort loyalement ciselé, le chef, qui s’est fait une réputation certaine dans la défense de la musique française (entre autres), livre une interprétation d’une richesse indicible, qui sert avec autant d’empressement musicalité et dramaturgie, dans un soin particulier de mise en valeur des voix. Plus que de sensualité, on parlera peut-être de touffeur lascive quant à certains passages, s’opposant à ceux qui personnifient la conviction du héros, cénobite qui se met lui-même au défi de sauver la prêtresse de Vénus par la conversion.

Outre la solidité orchestrale évoquée, il faut aussi saluer le fort beau travail des artistes du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, dûment préparés par Laurent Touche, qui assurent, tant aux communautés religieuses qu’à la joyeuse assemblée de noceuses et de noceurs, des interventions plus que fiables. L’octuor de solistes vocaux flatte résolument l’écoute. Les rôles les plus brefs sont tout aussi bien tenus que les principaux, de sorte que satisfont les jeunes soprano Louise Pingeot en Charmeuse et mezzo Éléonore Gagey en envoûtante Myrtale, de même que l’habile Marion Grange, Crobyle fort bien tenue [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Philémon et Baucis, La Passion selon Marc et Croesus].

Les cinq protagonistes déterminants dans l’argument ne manquent pas d’être également pourvus des gosiers adéquats. Ainsi l’abbesse de l’oasis, Albine, est idéalement servie par le mezzo-soprano Marie Gautrot qui, par la richesse du grain, la fiabilité de l’intonation et la présence du timbre lui confère une autorité douce [lire nos chroniques des Contes d’Hoffmann, d’Eugène Onéguine, Faust et La nonne sanglante]. Son pendant masculin, Palémon, supérieur des moines, bénéficie de l’enveloppante basse de Guilhem Worms, qui pourra cependant parfaire son art en appuyant la tonicité de son phrasé sur quelques consonnes – contrairement à ce qu’on enseigne actuellement dans nos conservatoires, certes, où seules les voyelles ont droit de cité : oui, c’est favoriser un legato appréciable, mais c’est aussi embrumer le chant comme le dire [lire nos chroniques d’Iliade l’amour, Ariadne auf Naxos, Alcina, Don Giovanni à Saint-Étienne puis à Paris, et La bohème]. La clarté de la couleur comme de la diction, ainsi que la fulgurance de l’émission, caractérisent le Nicias bien chantant de Léo Vermot-Desroches, un ténor qui, décidément, jamais ne déçoit [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, L’amour des trois oranges, Adriana Lecouvreur, Stabat Mater Op.58 et Le tribut de Zamora]. Enfin, le couple – si l’on peut dire – est magnifié par Ruth Iniesta, Thaïs d’une exquise souplesse vocale à l’impact généreux [lire nos chroniques de Carmen, Turandot et Armida], et par Jérôme Boutillier, Athanaël qui brûle les planches ! Grâce à une remarquable homogénéité de la voix sur toute la tessiture, une évidente fermeté mais encore une endurance sans faille, le baryton, qui a également acquis une précision de diction qui love parfaitement son chant dans la meilleure prosodie du français, tient le public en haleine. À ce grand art de chanteur se conjugue une intensité en scène qui fait littéralement vivre ce personnage ardent [lire nos chroniques de La reine de Saba et d’Hamlet] !

Avec la complicité de…lui-même et delui-même, pourrait-on dire : Pierre-Emmanuel Rousseau, en effet, fait partie de ces metteurs en scène qui sont aussi costumiers et décorateurs, quand bien même se font-ils assister – Guillemine Burin des Roziers l’aide à la scénographie (décors et vêture ont été réalisés par les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne) et Achille Jourdain à la mise en scène. Sa Thaïs manie aisément quatre espaces : le monastère cénobite et son immense crucifix, intemporel ; le théâtre de tous les excès, soit la demeure de Nicias dont Thaïs est la reine, lieu de gaudriole judicieusement contemporain de la création de l’œuvre ; le désert, symbolisé par l’étendue infinie née de l’incendie du précédent théâtre ; enfin, le couvent d’Albine, stylisé par des suspensions de veilleuses dans l’attente du dernier souffle de l’héroïne [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia, Le comte Ory, La rondine et Tancredi]. Sous les lumières de Gilles Gentner, tout cela fait vite sens. Encore s’associe-t-il le talent de Carmine De Amicis pour la chorégraphie des scènes d’ensembles chez les adorateurs de Vénus, le danseur Carlo D’Abramo, en tenue mi-gentleman mi-cocotte, y prenant une place importante. Fluide, le va-et-vient d’un climat l’autre est réussi. Bravi tutti !

BB