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Chroniques
Tannhäuser
opéra de Richard Wagner
C’est dans un théâtre plein comme un œuf que ce joue ce soir la nouvelle production de Tannhäuser, une œuvre qui n’avait plus foulé les planches de l’Opéra national de Lyon depuis cinquante-et-un ans. Qu’on joue ici Der fliegende Holländer, Tristan ou Parsifal, c’est toujours avec la même conviction et un fervent enthousiasme que le public lyonnais prend d’assaut la billetterie. Au pupitre, Daniele Rustioni, que l’on applaudissait récemment au concert dans le répertoire wagnérien [lire notre chronique du 13 février 2022], signe une exécution fort soignée, dès le choral de cuivres de l’Ouverture pour lequel il peaufine une couleur presque désincarnée que rehausse à peine la fine suavité des cordes. Si le développement paraît encore un peu raide, le retour du choral est gagné par une simplicité salutaire. Les frémissements vénusiens qui s’ensuivent en semblent d’autant plus sensibles. D’une délicatesse inouïe, les passages chambristes charment l’oreille, qu’il s’agisse de la clarinette solo ou du premier violon, presque ambré. Passé ce moment joué rideau baissé, la cinquième des sept représentations du spectacle s’ouvre à la lumière.
Souvent prudent, le chef italien veille scrupuleusement à l’équilibre entre fosse et scène, toujours à l’écoute des voix, comme à son habitude. On goûte des chœurs de coulisses particulièrement probants. Après un acte médian engagé dans un élan d’une fraîcheur idéale qui confirme l’élégance de la lecture, il revient au Vorspiel de l’Acte III de donner ses lettres de noblesse à l’interprétation, malgré la relative timidité de l’approche, en général. Benedict Kearns a vaillamment préparé le Chœur maison, efficace dans le concours, puis recueilli à souhait dans la dernière partie.
Une équipe vocale de belle tenue est réunie. On apprécie beaucoup le Biterolf très nuancé, avec son timbre cependant robuste, de Pete Thanapat, ainsi que le Walther évident et joliment ciselé de Robert Lewis. Au rôle du Landgrave, Liang Li prête une basse ronde et ferme, trouvant sa plénitude dans un chant livré, simple, doté de la franchise caractéristique du personnage [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Il trovatore, Nabucco, Aida et Turandot]. Le baryton Christoph Pohl impose un Wolfram à la ligne claire dont on aime la discrète détermination [lire nos chroniques de Capriccio, Tannhäuser, Parsifal, Beatrice Cenci et Die Vögel]. Remarquée avec avantage dans le premier acte, la Vénus d’Irène Roberts révèle plus certainement encore ses grandes qualités dans le dernier. L’émission est d’une sûreté à toute épreuve, la projection rigoureusement maîtrisée, quand le timbre possède des trésors de couleur dont l’artiste use avec à-propos [lire nos chroniques des Huguenots et de Julie]. On retrouve avec bonheur le soprano sud-africain Johanni van Oostrum aux commandes d’une Elisabeth puissante dont le phrasé, facile et flatteur, véhicule tout ce qu’il faut de vigueur et de tendresse [lire nos chroniques de Die tote Stadt et du Freischütz]. En revanche, l’Heldentenor étasunien Stephen Gould, si souvent salué [lire nos chroniques de la Huitième de Mahler à Paris et à Leipzig, de Peter Grimes, Das Lied von der Erde, Die Frau ohne Schatten, Tannhäuser à Paris et au Bayreuther Festspiele, Tristan und Isolde, enfin de Götterdämmerung], n’affirme guère la forme nécessaire au rôle-titre. Son Tannhäuser accuse une ligne de chant fragmentée et une émission brutalement heurtée qui favorise une expression souvent poussive, voire geignarde, totalement inappropriée. Le troisième acte s’avère son pire moment, plus peuplé de cris et de parlando que de chant.
Le rideau se lève sur un socle central, bordé de deux courts escaliers. Bras lumineux, une figure que l’on dira bionique s’installe devant un pupitre, tandis que le héros monte des souterrains, avec un double de la poupée de droite. Deux Vénus, donc, entourent le poète, l’une qui chante, l’autre qui joue, sans induire que celle qui chante ne joue point. Prenant visiblement en charge la crise de créativité de l’artiste, la déesse met en ordre ses travaux, voire achève pour lui ses compositions, récupérant prestement le papier à musique qu’il froisse rageusement. Avant le départ de Tannhäuser, une ronde de six robots quasiment identiques l’encercle, sans parvenir à le faire revenir sur sa décision, quand bien même arborent-ils un aspect des plus séduisants. La première partie de l’acte s’achève sur une chorégraphie extrêmement sobre. La scénographie de Jo Schramm invite une gigantesque conque pour la suite, revêtement de miroirs dont la surface n’est pas lisse, ce qui génère des reflets torves très intrigants, esthétiques et mystérieux, ceux du sol imitant les ondes du sable, ceux des personnages qui s’y déplacent. Le phénomène rappelle le dispositif imaginé par Anish Kapoor pour Pierre Audi, à Amsterdam, il y a quelques années [lire notre chronique de Parsifal]. Les chevaliers-chanteurs surgissent dans une voiture du désert. Ces copains d’autrefois sont assurément des soldats, plus proches d’une préhistoire farouche – celle de Conan, Rahan et autres BD de ce type – que de notre temps. Trois gamins masqués viendront chiper la batterie de l’engin, quitte à le rançonner dès après. Au retour de l’entracte, une sorte de cirque accueille notre regard. Les gradins sont délimités par des herses amovibles qui permettront d’isoler les protagonistes de la dangereuse indignation du chœur. D’abord apparue en costume de page ou d’écuyer, Elisabeth revêt une robe chatoyante pour le fameux concours. Un rite avec la terre signale chaque nouveau chant, de même qu’une danse des talismans ponctue le scandale des révélations de Tannhäuser. La première Vénus, celle qui ne chante pas, fut amenée là par des gardes qui l’attachèrent aux grilles. Les femmes, dans la confusion provoquée par la condamnation du héros dévoyé, s’ingénient à la taquiner et finissent par arracher les fils de son abdomen, indispensables à un bon fonctionnement. Au III, le grand miroir est revenu. Préservée mais dans un état précaire, le joli robot est réparé par Wolfram durant la prière d’Elisabeth à la Vierge. Et la poupée de retrouver sa lumière, de se relever et d’ouvrir une trappe lumineuse qu’on ne soupçonnait pas. Elle descend dans l’autre monde, le Venusberg, où Elisabeth la suit. En quête du chemin pour s’y rendre définitivement, Tannhäuser fait le récit du refus du pape de le pardonner, récit mis en scène par l’apparition d’un être torve couvert d’une bure, sorte de Savonarole du futur. L’ultime surgissement de Vénus, avec Elisabeth, amène la miséricorde et la paix entre robots et humains. Ainsi s’achève la bonne parole transmise par le metteur en scène David Hermann [lire nos chroniques d’Iolanta, Die Zauberflöte, Die lustigen Weiber von Windsor, Armide, L’Italiana in Algeri, De la maison des morts, Ariadne auf Naxos et Così fan tutte], aidé par les costumes de Bettina Walter et les lumières de Fabrice Kebour.
BB