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Chroniques
Tamerlano | Tamerlan
opéra de Georg Friedrich Händel
La seconde saison de l’Opéra de Lille restauré s’ouvre sur Tamerlano, peut-être l’opéra le plus fascinant de Georg Friedrich Händel, celui où le maître innove en radicalisant le recitativo secco soudain extrêmement développé, au point qu’il devient essentiel de suivre le texte comme au théâtre parlé, où il expérimente certains alliages de timbres à l’orchestre, et pour lequel il fait la part belle à la voix de ténor, ce qui n’est pas du tout dans le goût de l’époque – rappelons un mot de la correspondance de John Gay et Jonathan Swift à propos de la création d’Ottone à Londres, un an avant celle de Tamerlano : «... nul n’a le droit de dire qu’il chante s’il n’est eunuque ou italienne...» ! Si la lecture de Christophe Rousset rendait clairement compte de ces nouveautés, celle d’Emmanuelle Haïm a choisi de ne pas les accuser, et joue la carte de la fluidité sans se poser la question, inscrivant l’œuvre dans ce qui lui suivra plutôt qu’en son temps (création à Londres à l’automne 1724).
C’est une distribution vocale jeune et en pleine forme qui nous est offerte. Paul Gay y campe un Leone solide, doté d’une appréciable intelligibilité dictionelle. Marina de Liso est un Andronico attachant, à la vocalité légère et toujours nuancée avec une expressivité véritable. Asteria est confiée à Carolyn Sampson à l’aigu fulgurant, qui affiche une ornementation aisée, mais dont le medium reste à prouver. Si le rôle d’Irene est moins présent que les deux autres personnages féminins (je parle exclusivement de l’attribution vocale), celle qui l’incarne brûle la scène et perce la vue : Karine Deshayes y est tout simplement exceptionnelle, le timbre se chargeant du sens de chaque réplique, en imposant une parfaite ligne de chant.
Les rivaux politiques, enfin… L’ouvrage aurait tout aussi bien pu s’intituler Bajazet tant est avérée la place du grand rôle de ténor händélien. De même importance dans l’ouvrage que le rôle titre, en termes de poids dramaturgique comme en numéros musicaux, c’est avant tout de son destin dont il est question, Tamerlan n’en figurant que la contrainte situationnelle. La tessiture bâtarde du rôle, allant chercher des graves inhabituels souvent possibles pour des voix corsées peu aptes à la légèreté requise par les vocalises, en rend l’abord difficile, tant pour le chanteur que pour l’auditeur qui n’y retrouve pas les conventions attendues (en matière de chant, mais aussi de casting, puisqu’il reste rare qu’un père d’opéra soit un ténor). Aussi Carlo Vincenzo Allemano s’en sort-il plus qu’honorablement, affirmant des couleurs de baryton dans une tessiture élevée, sans que l’homogénéité de la voix en pâtisse. Le personnage, dont l’égotiste obstination pourrait bien être antipathique, est touchant, affirmé par une présence dramatique indéniable. L’air de la mort est livré en un sotto voce autant risqué que parfaitement réussi.
L’autre tyran de l’histoire, plus dangereusement doux en apparence, est chanté par Bejun Mehta dont on peut dire qu’il devient un familier des opéras du Grand Saxon, de ce rôle en particulier. Le personnage est ici moins cruel et hystérique que celui qu’il avait construit à Drottningholm il y a deux étés, et paraît moins directement brillant au premier acte. Mais dès l’air de la raillerie – Bella gara che faronno – du suivant, il affiche un organe en pleine forme, au service d’une ornementation passionnante. Jusqu’à la fin, la voix prend ses aises, s’assouplit de plus en plus, affirme des attaques toujours plus franches, et son jeu parvient à rendre Tamerlano attachant, non pas que ses caprices soient amusants, mais parce que tragique se révèle son manque d’amour et de compréhension.
Sandrine Anglade signe cette nouvelle mise en scène. On y retrouve le grand sens esthétique dont elle fait preuve depuis quelques années, et un travail construit sur une lecture attentive du livret. Le rideau se lève sur des dépouilles de tissus, vêtements laissés vides ou marionnettes inanimées. C’est en actionnant la poulie de l’une d’elles que l’on engage la vive sinfonia et toute la représentation. Tamerlano est bien là, tireur des ficelles du destin, mais rapidement victime de lui-même. Asteria choisit de feindre d’accepter le trône et la couche du tyran : lorsqu’elle se trouve contrainte d’avouer son projet de crime, les vêtements, mi robes mi armures, disparaîtront dans les cintres, comme autant de dupes dévoilées. Le troisième acte s’ouvre sur une scène nue où bientôt les tissus redescendront mollement, retrouvant sur le sol la forme mortuaire qui était la leur au début du spectacle. Bouclée, la boucle ? Non, car est mort un guerrier (Bajazet) tandis qu’un autre attendri (Tamerlan). Toutefois, si le rôle-titre est traité avec une humanité salutaire, il perd en route une superbe indispensable. On se souvient pourtant du Tarquin que Sandrine Anglade avait construit dans The Rape of Lucretia à Nantes… Enfin, il faut avouer que la métaphore, de même l’adjonction d’une chorégraphie, pour visuellement jolie qu’elle soit, n’apparaît pas comme nécessaire.
BB