Chroniques

par françois cavaillès

Simone Kermes e Amici Veneziani
Brescianello, Broschi, Hasse, Pergolesi, Porpora et Vivaldi

Philippe Maillard Productions / Salle Gaveau, Paris
- 9 mars 2018
Simone Kermes e Amici Veneziani dans un programme baroque italien
© dr

Le public restait assis, emplissant la Salle Gaveau, devant une Ouverture vivifiante du Napolitain Nicola Porpora, celle de son tout premier opéra, Agrippina (1708), donnée par la petite formation à cordes Kermes e Amici Veneziani. Ce véhicule de commando a été conçu sur mesure pour marquer les retrouvailles entre le truculent soprano colorature allemand et ses fans, parisiens en l'occurrence. Mais la voici donc, la consolatrice de toutes les rognes, éminemment sympathique en scène, et ce même lancée par un air furibard et dans une tenue noire, argentée et dorée de fée Carabosse ! Assez vite en voix, la chanteuse, mieux que cantatrice, se dandine et s'amuse telle une rockeuse avec son groupe dans Vedra turbate il mare (Mitridate), d'un timbre et de vocalises remarquables. Aisance de projection, pyrotechnie vocale presque sans faille, cette entrée dans un programme d'airs de castrat est signée de belle manière par une véritable bête de scène qu’accueillent de généreux applaudissements.

Au suivant, le célèbre Alto Giove (Polifemo), en dépit de grave lenteur et de mollesse dans la complainte en général, le ton de gitane reste sensationnel. Enfin survient la satisfaction lyrique, chant et orchestre fusionnant bien dans le calme et corsé Morte Amara (Lucio Papirio). Quatrième et dernier air de Porpora pour la fine bouche, Empi, se mai disciolgo (Germanico in Germania, 1732) trouve en Simone Kermes l'interprète fier et souverain pour un exceptionnel numéro de bravoure, grâce notamment au jeu de scène combatif et à la superbe attaque, ornée, incarnée et si personnelle ! En effet, au programme figure une musique symphonique très estimable, surtout dans l'allegro. Le récital est entrelardé de manière plutôt festive par la Sinfonia en fa majeur n°5 de Brescianello, le Concerto pour cordes en sol mineur de Vivaldi et surtout le Concerto « fatto per la solannita du S. Lingua du S. Antonio » du Prete rosso, aux soli virtuoses, fascinants et exaltants par Boris Begelman, maestro di concerto (chef et premier violon).

Après l'entracte, le phénomène Kermes [lire nos chroniques du 25 octobre 2012 et du 21 mai 2011, ainsi que notre critique du CD Dramma] emporte beaucoup plus loin, dans son Nouveau Monde étendu entre la mélodie gracieuse, coulée sur un beau filet de voix, jusqu'au déchirement du vers final en guise de somptueux aperçu (Lieto così tal volta, du dernier opéra de Pergolèse, Adriano in Siria), la course-poursuite vocale jusqu'au grand déploiement (Tu me da me dividi, dans L'Olimpiade de Pergolèse) et les excellentes vocalises aussi bouillantes que justes, l'attraction sidérante et la vivacité immense, déchaînée (Come nave in mezzo all'onde, air écrit par Johann Adolf Hasse pour l'opéra Viriate, ici véritable fête lyrique et déclaration d'amour). Un air conjugue même la tendresse suppliante, au tempo presque arrêté comme une divagation dans un grand roman, l'expression appliquée, le sens de la mélodie et d'extraordinaires modulations : il s'agit de Chi non sente al mio dolore de Riccardo Broschi, tiré de son opéra Merope.

Aux nombreux bis (offerts au milieu de drôles de requêtes), le frère de Farinelli est de nouveau sollicité, en premier pour Son qual nave ch'agitata. Cet air de bravoure donne lieu à de prodigieuses et volcaniques vocalises où s’exprime un timbre merveilleux dans des facéties de haut vol. Génial cocktail, unique ! S'en suit, de manière taquine et assez surnaturelle, une version baroque de Youkali, tango de Kurt Weill en français. Très étrange, avec un bagout certain et un parfum évanescent de 1934 (année de création de l'opéra-bouffe Marie Galante de Weill et Jacques Deval). De même, lorsque surgit Marlene Dietrich pour un plaisir de chansonnette en allemand (Sag mir, wo die Blumen sind), bluette délicate et manifeste pacifiste soufflés le regard à l'horizon. En toute fin, Simone Kermes offre un sobre Lascia ch'io pianga (Rinaldo), classique händélien quelque part entre la berceuse et l'hymne. Ainsi à « pleurer son cruel destin et languir de sa liberté » nous quitte, frôlant l'agonie et l'état de grâce, l'artiste si attachante. La voix révèle une timidité magnifique qui triomphe de toutes les apparences exubérantes, les ovations évidentes et les réputations toutes faites.

FC