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Chroniques
Silla | Sylla
opéra de Carl Heinrich Graun
Il y avait longtemps, trop longtemps ! Et soudain voilà, nous y sommes… après trois étés, nous retrouvons avec un grand bonheur les Innsbrucker Festwochen der Alten Musik qui, plus actives que jamais, présentent trois opéras – Astarto de Bononcini (1720), les 25 et 27 août ; L’amazone corsara de Pallavicino (1686) du 18 au 23 (quatre représentations) ; enfin Silla de Graun dont la première fait l’objet de cette chronique –, et vingt-neuf concerts, dont sept gratuits, entre le 12 juillet et le 28 août. Cette quarante-sixième édition du festival tyrolien voit également le treizième opus de l’Internationaler Gesangswettbewerb für Barockoper Pietro Antonio Cesti (Concours international de voix en opéra baroque Pietro Antonio Cesti) dont le concert des finalistes, qui se donnera le 28 à la toute nouvelle Haus für Musik d’Innsbruck, clôturera l’événement.
Au Tiroler Landestheater, nous découvrons aujourd’hui un ouvrage lyrique créé à Berlin le 27 mars 1753, à partir d’un drame écrit en langue française par nul autre que le roi de Prusse Frédéric II, puis traduit en italien pour la mise en musique par Giovanni Pietro Tagliazucchi (1716-1768), librettiste qui collabora régulièrement avec le compositeur (et ténor) allemand Carl Heinrich Graun (1704-1759). Contrairement à ce que nous avons pu constater dans d’autres festivals, et plus encore lors des représentations en saison, le public est venu en nombre pour assister à cette recréation qui, après plus de deux siècles et demi, gagne une nouvelle fois la scène.
Après une Sinfonia traditionnelle en trois mouvements – la vivacité n’y est pas qu’enthousiasme, avec les accents volontiers mélancoliques de la première partie, la médiane presque méditative à l’amabilité de bon aloi, puis la dernière, plus conventionnelle, ici parfaitement maîtrisée –, le décor de Julia Dietrich, dont les fonds sont projetés, transporte tour à tour dans une villa romaine antique, un double escalier dominé par un des péristyles lézardés, le bureau de l’empereur auquel mène une rigoureuse enfilade de porches et de salons ou encore le hall d’apparat d’un palais baroque. Mais avec le recours à des éléments anachroniques, comme le récamier XXe siècle monté sur pieds Louis XV, par exemple, les costumes, de la même signature, qui mêlent les époques – les uniformes et les casques de la soldatesque font hésiter entre Rome et Vienne –, et surtout l’usage d’images d’architectures endommagée par le temps, la scénographie, tout en distinguant clairement les appartements privés des lieux qui inscrivent le pouvoir dans la cité, joue adroitement entre splendeur et ruine. Au metteur en scène Georg Quander – on se souvient de son Montezuma quarantenaire [lire notre critique du DVD] – d’y mener la danse avec un art discret, dans le respect des situations et du texte, jusqu’au renoncement du tyran. Aurait-il pu en aller autrement au siècle des Lumières ? Silla sort grandit de l’aventure et fêté, montant l’escalier fort d’une mansuétude nouvelle qui laisse vaillamment choir ses lauriers sur les marches, invitant dès lors l’argument dramatique à prendre jour politiquement initiatique et moral – La clémence de Sylla, donc.
Sous l’impulsion ô combien avisée d’Alessandro De Marchi, l’indispensable esprit des lieux qui annonce pourtant quitter bientôt son poste d’intendant, l’Innsbrucker Festwochenorchester fait merveille, en intime corrélation avec chaque voix. Outre la cohérence dramaturgique de l’interprétation, il faut souligner la réalisation optimale du prélude de l’Acte III, redoutable avec ses cordes pincées. Dans cette œuvre ornée avec l’exubérance attendue, la respiration de la fosse s’avère idéale.
Outre la saine prestation chorale, assurée par les artistes du Coro Maghini préparés par Claudio Chiavazza, on apprécie un septuor soliste de grande tenue, mordant les récitatifs avec une remarquable fermeté, les sertissant ainsi dans le naturel du dialogue. Fulvia, la mère souvent mauvaise conseillère (si elle n’est point arriviste, qui sait…), est confiée à Roberta Invernizzi dont l’abattage certain fait florès dans l’air furieux de l’Acte I (Per più sublime oggetto). L’impact demeure inimitable, la personnalité aussi, par-delà une relative usure du timbre [lire nos chroniques de Statira, Motezuma, Tolomeo ed Alessandro, entre autres]. La jeune Eleonora Bellocci n’est pas non plus une inconnue dans nos colonnes [lire nos chroniques des Nozze di Teti e di Peleo et de L’equivoco stravagante]. Elle incarne une Ottavia qui brûle les planches, d’une voix extrêmement agile dont elle joue adroitement. La précision, la facilité et l’énergie surprennent dans Sol nel caro amabil volto (I) quand In questo amplesso (III), qui alterne détresse et rage, laisse pantois. Applaudi tout récemment au Festival d’Aix-en-Provence [lire notre chronique de Moïse et Pharaon], Mert Süngü ne se ménage pas dans le rôle de Crisogono, le courtisan belliqueux. Avec ce muscle vocal qu’on lui connaît bien, le ténor négocie habilement les pièges de Dirò, che tu l’adori (I) dont l’impédance n’est pourtant point à la mesure de son format. Et c’est plus encore dans Invan mortale ardito (II), très difficile air rageur de l’Acte II, que puissance et expressivité sont au sommet.
Silla réunit rien moins que quatre contreténors. Si Valer Barna-Sabadus déçoit grandement en Metello, par le timbre voilé en général et en particulier par l’instabilité dans l’air Non v’è sì barbao (I), la découverte de Samuel Mariño pose question. Sopraniste aux aigus fulgurants mais souvent approximatifs, le jeune chanteur vénézuélien se révèle parfois affable (Nò, di Libia fra le arene, au II) ou maladroit (Caro bell’idol moi, au I). Mais la grâce de son chant est indéniable. Avec Hagen Matzeit, nous passons aux choses sérieuses, pour ainsi dire. Outre une présence scénique qui va de soi, l’artiste affirme cette efficacité qui toujours caractérise ses apparitions, dotées d’une musicalité convaincante. Pour preuves, le moelleux qu’il cultive dans Ah si cimenta un core (I), la belle souplesse qui conduit Non paventar (II) et l’exquise douceur de Nel reo destin crudele (III).
Enfin, il revient à l’excellent Bejun Mehta d’ici se faire empereur et, au chapitre du chant, il l’est, assurément ! Quel contreténor peut-il chanter depuis si longtemps sans que la voix perde en tonicité ? Si l’on craint une relative perte d’éclat dans les graves, pendant Perfido, si comprendo (I), l’air qui conclut le premier acte, Vago adorato oggetto, contredit pleinement cette première impression, la variation s’y posant comme par enchantement, tout en douceur. Passé le passionnant duo avec Ottavia (II) et les drastiques oppositions où les mène la partition, géniale en ce point précis, le grand monologue décisif du III est un sommet, tant pour le chant, dont on admire l’infaillible technique et la sensibilité, que pour le théâtre.
Un grand moment, donc !
BB