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Chroniques
Siberia | Sibérie
opéra d’Umberto Giordano
Milan, 19 décembre 1903. Teatro alla scala. Création mondiale de Siberia, opéra en trois actes d’Umberto Giordano. Le succès n’est guère au rendez-vous, contrairement aux reprises parisienne (1905) et new-yorkaise (1908). Après le triomphe de son Andrea Chenier en 1896, lorsque le compositeur ne comptait encore que vingt-neuf printemps, ce dernier déjà se penchait sur un argument russe avec Fedora (1898) dont le livret d’Arturo Colautti adaptait la pièce homonyme de Sardou (1882). Alors qu’il écrivait vite, faisant se succéder ses premiers ouvrages à une cadence haletante, Giordano fit une pose dans sa production, laissant passer cinq ans entre Fedora et Siberia. De fait, nous y entendons une autre matière musicale. Le grand lyrisme vériste est toujours au rendez-vous des points d’orgue, certes, mais l’écriture a considérablement changé, avec des passages dont le travail des timbres s’est affiné, des préludes musicalement plus intéressants, où semble s’affirmer la volonté de ne pas faire reposer l’œuvre uniquement sur la prouesse vocale. Cela n’échappe pas au jeune Valentin Uryupin qui, à la tête des Wiener Sinfoniker dont on admire la grâce des cordes, signe une lecture sensible à chaque trait, tout en n’écartant point l’emphase qui fait tout de même la signature du temps [lire notre chronique d’Eugène Onéguine ici-même]. De même Lukáš Vasilek a-t-il soigneusement préparé les voix du Pražský filharmonický sbor.
Un plateau vocal globalement bien équilibré défend cette première attendue. Il est dominé par le soprano dramatique canadien Ambur Braid, salué cet hiver dans Irrelohe de Schreker [lire notre chronique du 19 mars 2022], qui magnifie le rôle de Stephana avec une facilité confondante. La générosité de la voix n’a d’égal que l’engagement dramatique évident. La partie de Nikona est loyalement chantée par le mezzo-soprano Fredrika Brillembourg [lire notre chronique d’I puritani], quand celle de la Fanciulla est confiée à Clarry Bartha, présence récurrente dans l’option de la mise en scène. Parmi les hommes, saluons le Capitaine de Stanislav Vorobyov, basse bien accrochée qui sonne longtemps aux oreilles, le baryton-basse fort suave d’Unnsteinn Árnason en Walinoff et en Gouverneur, le Miskinsky sonore du baryton Michael Mrosek. On remarque l’efficace clarté de Manuel Günther dans les rôles d’Ivan et du Cosaque, ténor dont séduisent la couleur vocale et la précision. Plus flatté par la partition, le rôle du prince Alexis revient à Omer Kobiljak, ténor très avantageusement projeté qu’on souhaiterait entendre dans une attribution plus conséquente [lire notre chronique de Manon]. Il le faut avouer, les deux rôles masculins principaux déçoivent quelque peu. À commencer par le Gleby de Scott Hendricks, baryton certes sonore mais peu musical avec des attaques heurtées et une fidélité toute relative à l’intonation, par-delà une incarnation indiscutablement satisfaisante [lire notre chronique de La Gioconda] ; à poursuivre par Alexander Mikhaïlov, ténor dont la qualité du chant ne fait pas l’ombre d’un doute mais dont l’organe, pour afficher d’indéniables qualités, ne possède guère le format nécessaire à servir Vassili, souvent confronté à l’opulence du tissu orchestral et aux moyens invasifs déployés par Stephana – erreur de distribution, donc.
À raconter l’histoire des amours contrariées de Stephana, du prince Alexis, du sordide Gleby et de l’impétueux Vassili – selon le livret de Luigi Illica que les commentateurs étasuniens crurent à tort bon de dire inspiré de Résurrection, l’un des grands romans de Tolstoï, où puiserait Franco Alfano l’année suivante (Risurrezione, Turin, 1904) –, l’imaginatif Vassili Barkhatov, dont nous avons grandement appréciés les travaux antérieurs [lire nos chroniques de Jenůfa, Die Soldaten, L’invisible et Le joueur], ne s’en tient pas à une littéralité paresseuse et convenue. Tout en respectant soigneusement les situations dramatiques, il apporte une autre dimension à leur déroulement, via l’invention d’une observatrice, une vieille dame qui, portant une urne de cendres, chercher une vérité dans un passé qu’elle ne domine pas. Avec la complicité de Christian Schmidt pour une scénographie en perpétuelle évolution, dont certains tableaux laissent rêveurs, de Nicole von Graevenitz quant aux costumes, ingénieusement archétypiques, d’Alexandre Sivaev à la lumière et, surtout, d’une véritable équipe cinématographique – Pavel Kapinos, Sergueï Ivanov et Christian Borchers –, le metteur en scène russe porte haut cette histoire qui aurait pu n’être que banale, conjuguant son audace dramaturgique à une remarquable maîtrise esthétique, en écho aux scories exotiques de l’œuvre.
BB