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Chroniques
Sancta Susanna | Sainte Susanne, opéra de Paul Hindemith
Suor Angelica | Sœur Angélique, opéra de Giacomo Puccini
Nouvelle croisée, cet après-midi, de deux ouvrages quasiment contemporains l’un de l’autre – la pièce de Stramm gagne la scène en 1918 (Berlin), l’année même où se crée l’acte médian du Trittico (New York), tandis que l’opéra qu’elle inspire est livré au public au printemps 1922 (Francfort). Y a-t-il religion parce qu’il y a péché ou l’interdit religieux donne-t-il naissance au péché ? Question légère et sans intérêt véritable, au fond, si ce n’est à aborder le religieux à travers l’unique prisme de la morale plutôt que par le spirituel. Voilà précisément les sujets avoués des opus ici représentés – outre que les rassemble leur qualité d’extrait d’un triptyque, puisque Sancta Susanna fut conçue pour être jouée avec Das Nusch-Nuschi (d’après Franz Blei) et Mörder, Hoffnung der Frauen (d’après Oskar Kokoshka) –, qu’il s’agisse de l’incursion du désir charnel au couvent ou de l’entrée forcée dans ses murs pour punir la faute précédemment commise.
Ainsi se poursuit le festival Puccini plus. Le rideau de Suor Angelica s’ouvre sur trois murs de cellules strictement égales de proportions, recouvert de petits carreaux de céramique blanche – un décor signé Johan Engels qui situe la communauté de religieuses quelque part entre le laboratoire et ses paillasses, l’usine chimique, la prison ultramoderne et la clinique psychiatrique (qui se souvient des Diables de Ken Russell ?...). Sur le sable de la place centrale, une fontaine des plus sobres (plus précisément un réservoir où l’eau stagne, sans flux), devant une immense Madone jetant sa sérénité béate à la figure des recluses (dont le livret révèle qu’elles sont encore loin du détachement). Dans cet écrin qui, plus qu’aucun autre, souligne le caractère étouffant de la vie communautaire (omniprésentes, les sœurs ne quittent presque jamais le plateau, y compris lorsqu’elles s’en retirent), le metteur en scène David Pountney fait évoluer une quinzaine de « servantes » dont il dessine adroitement la soumission des relations humaines à la hiérarchie, à la discipline, mais encore à une parfaite connaissance par toutes des petits secrets de chacune, plutôt qu’à la prière, à l’imitation du Christ, voire à la méditation. Car si l’œuvre parle du détachement, du renoncement, de l’abnégation et du repentir, encore n’évoque-t-elle jamais l’élévation ou plus simplement la foi. Encore dresse-t-il des portraits crédibles, qu’il s’agisse d’une Supérieur à la fermeté glaçante, de converses pleines de bonne volonté, d’une Angelica presque intouchable, d’une certaine manière, enfin d’une Principessa de marbre. Pour se vouloir trop fortes, certaines images s’annulent entre elles – la puissance du lavage des mains, après avoir bu le poison, est tuée par l’apparition de l’enfant dans l’eau (surcharge inutile qui viole l’imagination du spectateur) –, tandis que d’autres trouvent une évidence poignante – l’attente de la lumière dans la fontaine (à une certaine heure du jour et à telle saison, suggère le texte) vécue comme un signe du Ciel, par exemple.
Dans l’ensemble, le plateau vocal s’avère satisfaisant. La jeunesse en est l’une des vertus, puisqu’il distribue plusieurs rôles aux voix du Studio de l’Opéra de Lyon. Passant vite sur une Sœur zélatrice cherchant une place à son émission (ce qui la rend très instable), saluons les Converses Marie Cognard et Joanna Curelaru Kata, artistes des Chœurs maison, irréprochables, et Kathleen Wilkinson, solide Maîtresse des novices, parfaitement impactée. La jeune Ivana Rusko sert de moyens qu’elle a grands (et qui demandent à être un rien canalisés) une Genovieffa attachante, tandis que le soprano russe Elizaveta Soina distille un médium prégnant, tendre et rond en Infirmière. Une nouvelle fois, l’excellent mezzo Natasha Petrinsky ravit l’écoute ; elle compose une Principessa remarquable. Enfin, nous retrouvons le feu expressif et le confort de projection de Csilla Boross, entendue hier dans Il tabarro [lire notre chronique de la veille]. Soignant une ligne vocale dument tissée en un rebond qui paraît inépuisable, la Hongroise, qui dispose d’un charisme indéniable, magnifie le rôle-titre d’un soprano généreusement dramatique dont elle use avec nuance et sensibilité.
Si la direction du Sicilien Gaetano d’Espinosa mène à bout portant la dynamique de Suor Angelica jusqu’au faîte tragique sans laisser pour compte les détails de l’écriture orchestrale (ce en quoi la prestation d’aujourd’hui est plus fine que son Tabarro d’hier), celle de Bernhard Kontarsky, à ouvrir ce diptyque, demeure plus en retrait. Il faut dire que la partition de Sancta Susanna joue de multiples variations qui en rendent peut-être plus malaisée l’interprétation, voire lui assènent un caractère fragmentaire qui déroute l’exécution comme l’écoute. Lorsque se joue à Berlin Sancta Susanna, ein Gesang der Mainacht d’August Stramm, Paul Hindemith est un jeune compositeur de vingt-trois ans qui se passionne pour une littérature nouvelle largement placée en rupture avec la tradition par son irrévérence notoire. De fait, c’est sur l’œuvre de l’expressionniste Kokoshka qu’il se penche activement dès 1918 (soit deux ans après sa parution), ce qui le place dans un certain sillage ; puis sur celle du sulfureux Franz Blei, collectionneur d’objets érotiques en tout genre, théoricien de la pornographie, brillant traducteur en langue allemande de nombreux auteurs français, dont Baudelaire, Schwob et Gide – duquel il adaptera en livret Le Roi Candaule (1901) pour l’opéra d’Alexander von Zemlinsky (Der König Kandaules, commencé en 1935) ; enfin sur la pièce de Stramm, qu’Herwarth Walden, l’un des acteurs majeurs de la sphère expressionniste, a fait collaborateur de Der Sturm, sa revue culturelle. Écrit en deux semaines à peine, Sancta Susanna est créé en 1922, après plusieurs tentatives avant de découvrir le directeur d’opéra suffisamment audacieux pour oser le programmer. Le scandale sera grand, tant l’ouvrage dérange morale et religion. La première française de Sancta Susanna à l’Opéra national de Montpellier [lire notre chronique de la reprise, le 28 avril 2009] subit de véhémentes manifestations catholiques… quelques quatre-vingt ans plus tard, donc après la Seconde guerre mondiale, après Mai 1968, etc. – Dieu nous protège des hordes d’Escada !
Le même décorateur plonge le regard dans un profond clair-obscur exquisément pictural où surgissent les silhouettes de deux religieuses, d’une nonne et de deux « créatures » glissant des cintres par voie sensuelle de cordes – les acrobates Zoé Micha et Hervé Dez Martinez, en place des Servante et Valet muets de l’œuvre. Ainsi laisse-t-il se dessiner des formes corporelles qui, tels l’opulent parfum des lilas en fleur, ajoute à l’éveil des sens (élevé dans une chrétienté qui devait le pousser à étudier la théologie, Stramm savait sans nul doute de quoi il parlait). D’une blancheur laiteuse, un immense crucifix rayonne sur tout l’espace, bientôt aimant torride des égarements sexuels de Klementia. John Fulljames signe une mise en scène délicate se gardant de tout débordement par un recours salutaire à une esthétique qui transcende le trouble de l’argument, sans pour autant le masquer : bien au contraire, la pénombre se fait ici « lumière noire », pour ainsi dire.
Sur scène, Joanna Curelaru Kata est une Vieille Nonne idéalement glaçante au contralto présent, Magdalena Anna Hofmann une Klementia efficace, tandis qu’Agnes Selma Weiland incarne d’une voix avantageusement projetée une Susanna captivante.
BB