Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 13 mars 2017
à Strasbourg, Olivier Py signe l'apocalypse de Salomé (Strauss) : superbe !
© klara beck

Cette opale charnelle, ce fil du muscle qui du genou monte à la cuisse du supplicié et disparaît dans l’ombre, hanches couvertes d’un linge de mystère, cet invisible à hanter le rêve des jeunes filles, selon le romancier Claude Simon, gamines en instituts catholiques croyant prier Jésus quand les investit Éros, voilà ce que dessinent les lumières de Bertrand Killy, ce qu’elles montrent à la princesse de Judée. De la contemplation du Christ en croix peut naître une fascination d’un ordre tout autre que spirituel. En vérité, la croisée des genoux révèle vigoureusement les lignes des jambes, la torsion imposée par l’union des pieds au bois érige en monstrance d’étoffe certaine cambrure du bassin, le creux du ventre nu élance la silhouette vers le ciel, épaules ouvertes comme en offrande, confusion de la souffrance et du plaisir, que l’artisan ait ménagé ou non quelque expression au visage – s’il en est aucune, le regard s’y projette d’autant mieux. Le regard ? Autant écrire le désir, s’agissant de la Salomé d’Oscar Wilde. Les protagonistes ne voient pas mais, sous l’énergique emprise d’une pulsion scopique insatiable, maintes fois décrite comme insoutenable et dangereuse (et même en son absence), se saisissent de l’image comme porte de l’être.

De crucifié il n’est pas encore question pour Salomé, sauf à considérer sa présence divine, autant dire son extase, dans la chair d’ivoire du prophète, dans la luisante santé de ses cheveux, déliés comme ceux d’une femme offerte, rejetés dans une feinte de dégoût qui prend de l’avance sur le Récit – « …on dirait une couronne d’épines qu’on a placée sur ton front… ». Jochanaan est beau, elle ne se contente pas de le regarder, encore doit-elle le toucher et qu’il la regarde, donc qu’il la touche. Pour lui, elle est la concentration des péchés du monde, la cause de tous les maux, et n’a d’autre issue que d’avancer vers le Sauveur, de puiser dans la prosternation la possibilité de changer sa nature. Racheter le monde, Salomé ? Le faiseur de miracle ne fera point celui-là. Goûtant la volupté à des lèvres inanimées, caressant une tête tranchée en se gaussant qu’elle ait « vu ton dieu », au terme d’un tout-jouir méthodique, elle doit mourir, la danseuse qui outrepasse le δεισιδαιμονία de l’inquiet Tétrarque – « Tuez cette femme » est l’antidote au « battement des ailes de l’ange de la mort ».

On peint un danseur en rouge-sang, ailes déployées, d’égale écarlate. Il traverse les sept décors du palais – au gris mur de brique succèdent, par écroulements venteux, la forêt vierge, un horizon de gratte-ciels, les sommets d’une chaîne montagneuse, le chœur d’une église et son alignement cumulatif de lys blancs, un enfer de flammes ; un escalier gigantesque, enfin, qui mène au vide. Le couteau de Naaman jamais n’atteint l’héroïne : en une permanence orgasmique elle disparaît pour un saut définitif. Où se joue cet opus de la modernité d’hier ? Dans un théâtre d’aujourd’hui dont n’est pas dissimulée la choséité (le truc est essentiel à cet art souvent proche de celui du magicien), mais un théâtre de genre léger dont les paillettes évoquent clairement le cabaret, lieu de divertissement plus que de réflexion, avec ses ultimes lettres de lumière, Gott ist tot – Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra (1883) et Die fröhliche Wissenschaft (1882). Pierre-André Weitz a construit ces habiles rêveries par lesquelles Olivier Py interroge la légende, entre dans le français de Wilde, dans sa germanisation par la poétesse Hedwig Lachmann et dans la musique de Richard Strauss. Là, le metteur en scène convie le spectateur à regarder – à désirer ? – le monde, à moins qu’il s’agisse d’entendre et d’écouter le nôtre (où rabbin, imam, pope, cardinal et pasteur disputent la grande question de l’invisible de dieu : c’est le sujet de l’opéra) pour se mieux préparer… au pire, peut-être.

Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dont on ne saurait se lasser [lire nos chroniques du 19 janvier, du 3 et du 5 février 2017], sont plus qu’habitués au répertoire germain du seuil du XXe siècle ; aussi ne croit-on guère que la musique de Strauss ait quelque secret pour eux. Une dizaine d’années après la version de concert donnée à la salle Pleyel [lire notre chronique du 29 mai 2007], la formation nationale sert magistralement Salome, sous la direction de Constantin Trinks. D’abord prudent, le chef allemand, déjà présent dans cette fosse pour Tannhäuser et que nous retrouvions quelques mois plus tard à Francfort [lire notre chronique du 9 novembre 2013], s’attache à des douceurs inouïes, soignant chaque détail jusqu’à révéler certains traits rarement entendus. Sa lecture, discrète et précieuse, commence à déboutonner les élans à partir du suicide du capitaine syrien. La voici bientôt intense et lyrique, main dans la main avec cette sorte de folie de la troisième scène qui mène droit à la danse.

Avec un bel engagement dramatique, les chanteurs défendent l’option de Py où chaque présence scénique est drument réglée. Cet investissement de tout instant passe par les voix, idéalement distribuées. Nathanaël Tavernier offre une basse onctueuse (Cinquième Juif) quand une projection robuste distingue Ugo Rabec (Premier Nazaréen). On remarque également les solides barytons de Georgios Papadimitriou (Cappadocien) et Sévag Tachdjian (Deuxième Soldat), ainsi que le timbre flatteur de leur confrère Emmanuel Franco (Deuxième Nazaréen). Parmi les ténors, trois jeunes gens apportent des touches différentes à leurs rôles : la clarté brillante pour Diego Godoy Gutiérrez (Quatrième Juif), une assise musclée pour Mark Van Arsdale (Deuxième Juif) et une inimitable lumière pour Peter Kirk (Troisième Juif). L’onctuosité d’Yael Raanan Vandor (contralto) endosse aisément la masculinité d’un Page qui cependant ne mord pas assez le texte.

Le Narraboth de Julien Behr est une bénédiction : la souplesse de l’instrument est désormais acquise, de sorte qu’il signe aujourd’hui une incarnation d’une belle expressivité. À l’Hérode claironnant sa peur de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, particulièrement endurant, répond une Hérodias grand luxe : Susan Maclean offre au rôle voix longue, vaste impact et riche couleur. Salomé est amoureuse d’une bouche de vérité, de cordes qui disent le Christ ; bref : elle attend l’άποκάλυψις. En parfaite adéquation avec l’option de la mise en scène qui de Jochanaan fait un géant de grande force magique (tous les hommes qu’il effleure s’effondrent), Robert Bork dispose d’un baryton sombre et puissant qui brûle ceux qui l’écoutent. Vivement applaudie en Infante et plus encore en Marietta à Nancy [lire nos chroniques du 29 juin 2013 et du 9 mai 2010], le soprano Helena Juntunen révèle des moyens infinis dans le rôle-titre, moyens dont elle dispose avec un naturel fou évitant que distance soit prise par le chant – cet art, on ne le voit plus, sa Salomé survole de très haut chaque obstacle et propulse au plus loin l’écoute.

Après cette deuxième représentation, la nouvelle production de l’Opéra national du Rhin se joue encore trois fois à Strasbourg (16, 19 et 22 mars) et deux à Mulhouse (31 mars, 2 avril). Si parfois le travail d’Olivier Py ne convainquit pas, sa Salome est à voir absolument !

BB