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Chroniques
Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss
Alors qu’il ouvrait sa saison 2022/23 avec la reprise de quatre productions – Tosca, La Cenerentola, Die Zauberflöte [lire nos chroniques du 23 septembre 2016, du 10 juin 2017 et du 14 mars 2014], I Capuleti e i Montecchi –, jouées du 6 septembre au 19 novembre, l’Opéra national de Paris présente un nouveau spectacle ce samedi soir (pour huit représentations qui s’étireront jusqu’au 5 novembre), confié aux bons soins de Lydia Steier pour la scène et de Simone Young quant à la fosse.
La cheffe australienne [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Palestrina, Carmen, De la maison des morts et Das verratene Meer], longtemps en poste à Hambourg, aborde l’œuvre de Strauss et de Wilde avec une tendresse pleine de danger, favorisant la ciselure instrumentale sans déroger au format plantureux de l’écriture orchestrale. Elle mène bientôt l’exécution dans le tissu qui lui revient, à l’opposé de la lecture timorée entendue au Festival d’Aix-en-Provence cet été [lire notre chronique du 12 juillet 2022]. Peu à peu, les contrastes s’alourdissent, dans une couleur noire qui, après la fameuse danse, souligne un expressionnisme précurseur, plus présent en peinture qu’en musique. L’opulence sonore acquise demeure de juste proportion, sans couvrir jamais les voix. L’interprétation de Simone Young n’entre en adéquation avec l’option théâtrale qu’en toute fin, préférant en pondérer la relative crudité par une sensualité moins coupable – l’exigence sensuelle n’est-elle pas innocente, en sa pure urgence pulsionnelle ? vaste sujet…
Loin de s’en tenir à des lectures attendues, Lydia Steier interroge volontiers les ouvrages qu’elle aborde [lire nos chroniques d’Armide, Les Troyens, Les Indes galantes et Die Zauberflöte]. Avec la complicité du scénographe et vidéaste Momme Hinrichs, [lire nos chroniques de Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried, Götterdämmerung et Le démon], la metteure en scène étasunienne montre dans la nuit le palais d’Hérode sur deux niveaux de jeu, reliés par un escalier étroit, bordé par une rampe austère et rouillée. Une façade à mi-profondeur du plateau dessine, par contraste, l’action ayant lieu dans la partie inférieure, la supérieure étant occupée par un salon entièrement vitré où se tient le banquet, ici bal sexuel méticuleusement ritualisé, comme en témoignent les simulacres en fonction dans d’innombrables combinatoires d’accouplement, toujours couronnées par l’intervention des sabres. Dessous, et plus proche du public, se tiennent les hommes chargés de la sécurité du palais, avec leur capitaine Narraboth lui-aussi armé jusqu’aux dents, et ceux auxquels incombe le maintien d’une apparente salubrité, les débris de la joute érotique étant dûment traités selon un processus strictement vérifié. Le Page apparaît avec l’un de ses pareils en haut de l’escalier, chargés d’un drap pour mieux descendre une dépouille, celle d’une des victimes consommées là-haut, qu’on rend plus ou moins découpée à un destin désormais des plus sûrs : les trois hommes en combinaison cirée jaune et en masque vitré de protection la balancent dans la fosse située à gauche de la plate-forme de surveillance et la saupoudrent de chaux vive.
On découvre ensuite que ce cadavre n’est pas le seul. Par une porte située sous l’escalier, d’autres victimes sont livrées, féminines ou masculines, après avoir été préparées : elles sont nues et ornées, du bassin au cou, d’un ruban de soie à l’épiscopale pourpre. Les doubles du Page leur font monter l’escalier pour gagner la fête. Peu après, ils les redescendent, toujours mortes, souvent en plusieurs morceaux. La fosse les absorbe… et ainsi de suite. Déjà, l’on bronche dans les rangs : une partie du public désapprouve. N’est-ce pourtant pas fidèle à la perversion des héritiers dégénérés des Hasmonéens ?
Par une direction d’acteurs exigeante et précise, Steier construit les relations entre les personnages. Ainsi celle entre Narraboth et son Page n’est-elle pas enamourée comme souvent elle se trouve résumée, mais d’un ascendant tout professionnel et même autoritaire du second sur le capitaine. Une princesse en visible opposition avec son clan fait son apparition, dans une tenue à la sobriété revendiquée face aux extravagances vestimentaires des membres de sa famille et de leurs invités – Andy Besuch signe la vêture. Sa présence ajoute à l’omniprésente tension. Lorsqu’enfin elle peut parler au prophète, maintenu dans sa cage, l’extase menace. Mais dès qu’il lui résiste, c’est avec bien plus d’hargneuse fermeté que les soldats qu’elle use de leur aiguillon électrique pour le punir : elle ne peut réagir qu’avec la violence des siens, elle n’a pas été élevée autrement et obéit à la reproduction du geste réactionnel, provoquant la sidération des subalternes. Tandis que la fête s’est achevée, les soldats et les agents de nettoyage dansent dans une sorte de désœuvrement triste, par couples masculins. Au plus fort du désir, l’obscurité et l’inertie marquent la déclaration amoureuse de Salomé, ce temps arrêté étant rompu par le suicide par balle du capitaine syrien. Peut-être aurait-on pu éviter la frénétique masturbation de l’héroïne qui limite l’acception de l’opéra à un attirail satisfactionnel mécanique, même si la scène insiste à juste titre sur le caractère insatiable du désir.
À la maisonnée d’alors faire son entrée. Hérode en plumes et en cheveux, Hérodias déglinguée avec fausse poitrine, protubérance nue, et perruque Louis XV : des figures droit sorties d’une BD queer. Durant que le tétrarque négocie que sa belle-fille danse, l’épouse drague l’un des soldats et l’on fait disparaître Narraboth sous la chaux. Au fond, le festin fait intrusion, horde de créatures diverses, toutes hautes en couleurs, jonchant des marches amovibles. Cette assemblée de spectateurs du spectacle met à distance d’heureuse façon une action qui, à s’intégrer dans une représentation de type réaliste, se serait avérée proprement insoutenable. N’est-ce pas précisément posséder la jeune fille que de la faire danser sous l’attrait d’une promesse insensée ? Il n’y a donc qu’un petit pas jusqu’à la copulation : encerclée par une danse lascive, celle du désir fétichisé d’Hérode, Salomé est livrée en pâture à la lubricité générale, maman connaissant son beau soldat au même moment : à la fin du passage, l’uniforme referme benoîtement la braguette de sa caisse à outil, avant que son ainée, visiblement satisfaite, lui offre l’émeraude à peine dérobée au doigt du souverain encore tout confus.
Investie d’une toute-puissance dévastatrice qui donne libre cours à l’idée fixe, la fille de Philippe exige son dû, menace l’étalon d’un revolver hasardeux, en un mot trépigne. La tête tranchée lui est offerte dans un sac plastique avec lequel elle agonise de bonheur en se frottant au sol… c’est bien cette Salomé-là à laquelle s’adressent Hérode et Hérodiade, tandis que la cage s’élève pour les derniers moments, abritant le soprano avec le prophète en entier, métaphore musicale et en mouvement de l’accomplissement du désir. Le chant n’est plus dans le corps de la princesse au sol mais dans la Salomé symbolique qui, avec l’objet de son désir, avance vers des cimes fantasmatiques – déjà, elle est morte, au fond, se confondant dès lors avec son mythe, comme pour fermer le rideau. La « chose terrible » que craignait tant le tétrarque ? Dans l’aquarium à grimaces, le Page a tué les courtisans et il abat Hérode.
De quoi huer, vraiment ?... « Que la mort puisse être tenue comme point de fuite d’une perspective implique qu’elle règle la tragédie non seulement à titre de thème mais comme principe organisateur de tout son système [...]. La mort ordonne une certaine distance dans la tragédie, situe celle-ci dans l’ordre du sacrifice », nous rappelle Guy Rosolato (in Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969). Depuis de nombreuses années les mises en scène de Salome se sont inscrites dans le mélodrame ou le psychodrame, voire, pour les pires d’entre elles, la fable bourgeoise : Lydia Steier rend l’œuvre à son rang, celui de la tragédie, ce dont le public n’a plus l’habitude. Il s’y fera.
Une distribution efficace s’engage dans la défense de cet audacieux projet, dont on apprécie le Jochanaan au timbre cuivré du wagnérien Iain Paterson, bien que la prestation ne bénéficie pas d’un charisme particulier [lire nos chroniques de Das Rheingold et Götterdämmerung par Krämer, Die Walküre et Siegfried par Friedrich, Götterdämmerung par Robert Lepage, Die Walküre et Siegfried par Herheim, enfin celles de Die Meistersinger von Nürnberg et de Tristan und Isolde]. Tansel Akzeybek est un Narraboth clair et tendre, fougueux à souhait [lire nos chroniques de La Traviata, Otello, Oberon, Parsifal et Lohengrin], doté d’un Page sonore et souple, incarné par Katharina Magiera [lire nos chroniques d’Œdipe, Der Ring des Nibelungen, Les voyages de Monsieur Brouček, Une vie pour le tsar et du Stabat Mater]. La surprise est de taille de retrouver Karita Mattila en Hérodias plus drôle que jamais. John Daszak affiche une forme éblouissante en Hérode [lire nos chroniques de Khovantchina, Saint François d’Assise, La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie, Siegfried, Götterdämmerung, Neuvième Symphonie, Lady Macbeth de Mzensk à Lyon et à Paris, Die Gezeichneten et Wozzeck]. D’abord précautionneuse, Elza van den Heever libère son chant de la réserve liminaire et en déploie la plénitude au plus fort de l’expression du désir de Salomé [lire nos chroniques d’Il trovatore et des Wesendonck Lieder]. Les rôles secondaires ne déméritent pas, parmi lesquels se distinguent la basse veloutée de Luke Stoker en Nazaréen [lire notre chronique de Parsifal], ainsi que trois des cinq Juifs : les ténors Matthäus Schmidlechner [lire notre chronique de Der Prozess] et Maciej Kwaśnikowski, ainsi que la basse avantageusement impactée de Sava Vemić. Encore goûte-t-on la basse veloutée de Dominic Barberi en Premier Soldat et celle, incisive et robuste, de Bastian Thomas Kohl dans le Second Soldat.
Encore sept rendez-vous avec Salome à la Bastille : ne vous en privez pas.
BB