Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss – Elektra, opéra en version de concert
Simone Schneider, Iréne Theorin, Violeta Urmana, etc.

Cornelius Meister dirige le Staatsorchester Stuttgart
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 29 avril 2024
Splendide ELEKTRA de Strauss par Cornelius Meister au Théâtre des Champs-Élysées
© jean-philippe raibaud

Entre le 27 mars et le 15 avril, la Staatsoper de Stuttgart affichait Elektra dans une mise en scène de Peter Konwitschny, coproduite avec le Kongelige Teater de Copenhague. Ces représentations bénéficièrent d’une distribution de haute volée qui, après avoir scéniquement incarné les personnages très tranchés de la tragédie grecque revisitée par Hofmannsthal, vient à Paris chanter l’œuvre en version de concert, avec le Staatsorchester Stuttgart placé sous la direction de son directeur musical, l’excellent Cornelius Meister.

À l’instar de plusieurs chefs allemands, de sa génération comme de la précédente, Meister dirige avec une même ferveur la création contemporaine [lire nos chroniques de La Passion de Simone, A tearing of vision, La source d’un regard et Trois aquarelles], des ouvrages lyriques encore rares [lire nos chroniques du Prinz von Homburg et de Larmes de couteau], le répertoire symphonique [lire nos chroniques de l’Écossaise de Mendelssohn et de la Huitième de Mahler] et les grands titres lyriques à la scène, non sans une affinité wagnérienne avérée [lire nos chroniques de Parsifal et Lohengrin, ainsi que de son Ring très remarqué à Bayreuth : Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung]. Cette fougue puissante et toutefois souverainement contrôlée qui fait la patte de ses interprétations, on la retrouve avec bonheur dès l’élan vif qui caractérise les premiers pas du quatrième des quinze opéras conçus par Richard Strauss entre 1894 et 1942 – ce motif, tragique et triomphant, du début inquiet et de l’ultime danse, funeste, c’est celui, à peine masqué, du fantôme qui n’a de présence qu’à travers la soif de vengeance de l’héroïne, à travers le retour du fils pour perpétrer le meurtre qui rendra le royaume à sa maison, à travers l’extase mortelle d’Électre, enfin : Agamemnon. Tout au long de cette exécution mémorable, le chef cisèle le relief d’une partition réputée lourde, quand bien même recèle-t-elle quelques trésors chambristes qui annoncent les opus lyriques des dernières années. En dramaturge inspiré, il profite de sa tension constante qu’il nuance avec un raffinement inouï, sans déroger à l’effet d’omniprésence du destin qui habite la masse orchestrale.

À l’avènement du XXe siècle, le jeune poète Hugo von Hofmannsthal compte, à vingt-cinq ans, cinq pièces à son actif d’écrivain de théâtre – Der Tod des Titian (1892), Der Tor und der Tod (1893), Das kleine Welttheater (1897), Das Bergwerke (1899) et Der Abenteurer und die Sängerin (1899). S’il connaît son Shakespeare sur le bout de la langue, il s’est également imprégné des Antiques et plus particulièrement des tragédies de Sophocle qu’il estime supérieures à celles d’Eschyle et d’Euripide. Lorsque lui vient envie d’écrire sa propre version d’Électre, en octobre 1901, il voit dans le mythe matière à marier les deux sources – l’ancienne, grecque, et la moderne, élisabéthaine –, car il voit dans l’obsession de la vengeance d’un père qu’on a tué avec la complicité d’une mère adultère l’écho du drame du prince d’Elseneur. C’est dans cette parenté qu’il échafaude sa nouvelle œuvre où Hamlet, autrement appelée Électre, parvient cette fois à occire l’imposteur et l’amant et le tueur, réunis en un seul être : là l’oncle Claudius, frère d’Hamlet-père, ici le cousin germain d’Agamemnon, Égisthe. Hofmannsthal était aussi lecteur attentif des Studien über Hysterie et de la Die Traumdeutung de Freud, textes fondateurs respectivement parus en 1895 et en 1899, qui ne furent pas sans exercer quelque influence – Clytemnestre est tourmentée par ses rêves, par exemple, et l’on peut voir dans certaines répliques de la pièce l’écho de l’interrogation de l’Œdipe d’Hamlet par le père de la psychanalyse – lorsqu’il écrit, durant l’été 1903, son Elektra, tragédie au rythme intensément resserré, œuvre brutale et sanglante que Strauss découvrit lors des représentations de 1905.

Après le succès de sa Salome à la Semperoper de Dresde, le musicien cherche un sujet qui lui permette de réitérer ce miracle. Il élit l’ouvrage d’Hofmannsthal que celui-ci remanie dès lors afin qu’il intègre le genre. Les deux artistes échangent une correspondance étroite au fil de laquelle le libretto vient à s’accomplir. Elektra de Strauss, en un acte telle sa Salome, sera créée dans le même théâtre, le 25 janvier 1909, sans convaincre autant la salle que l’avait fait l’acte inspiré par la légende biblique via Oscar Wilde. Dans la foulée des représentations baden-würtembergischen, un plateau vocal d’exception, encore habité du jeu qu’il a déployé dans le bel édifice du Schloßgarten, met le feu à la scène de l’avenue Montaigne. C’est un luxe précieux que de pouvoir entendre cet opus 58 par aussi généreux formats et fins gosiers !

Les rôles secondaires ne déméritent pas, dont certains confiés à des artistes du Staatsopernchor Stuttgart – Sebastian Bollacher (Précepteur d’Oreste), Alexander Efanov (Jeune serviteur), Daniel Kaleta (Vieux serviteur), Anna Matyushenko (Confidente) et Lena Spohn (Porteuse de traîne). Aussi apprécie-t-on les interventions des servantes Esther Dierkes, Stine Marie Fischer, Ida Ränzlöv, Clare Tunney et Maria Theresa Ullrich, ainsi que Catriona Smith dans la partie de la Surveillante. On retrouve l’impact persifleur à souhait du ténor Gerhard Siegel en Ägisth très efficace [lire nos chroniques de Lulu, Der Ring des Nibelungen à New York, Boris Godounov, Siegfried à Budapest, Die Liebe der Danae, Die Frau ohne Schatten, Le Grand Macabre et Saint François d’Assise à Stuttgart puis à Genève]. Le robuste baryton-basse polonais Paweł Konik impressionne en Orest charismatique, projetant sans effort un grain vocal paradoxalement rond et incisif, avec une autorité naturelle qui convainc.

Mieux encore, le trio féminin laisse pantois. Offrant une humanité confondante au rôle de Klytämnestra, que la lecture de Cornelius autorise de nuancer avec un raffinement inhabituel, Violeta Urmana livre une incarnation fascinante dont jamais la ligne vocale n’est rompue, par-delà un appui abondamment dramatique sur un bas-médium lapidaire, définitif. Les chatteries par lesquelles elle tente d’amadouer son indomptable fille, trait que celle-ci prend à son compte pour expédier Ägisth dans le palais où l’attend un fer sûr, ne sont pas que faits de théâtre : le chant s’en mêle, somptueux [lire nos chroniques de La mort de Cléopâtre, La forza del destino, Macbet, Cavalleria rusticana, La Gioconda, Aida, Don Carlo, Œdipe, Elektra, Suor Angelica, enfin de Götterdämmerung à Berlin]. « Allein! Weh, ganz allein… » : d’abord timide, l’Elektra d’Iréne Theorin avance prudemment, consciente de moyens vocaux aujourd’hui moins glorieux. Atteignant bientôt une plénitude et cette puissance d’airain qu’on lui connait, le soprano suédois colore assurément de la jouissive monstruosité qu’on attend du rôle-titre un chant par moments presque fou, tant elle le libère [lire nos chroniques de Die Walküre à Budapest puis à Leipzig, Siegfried, Götterdämmerung à Milan, Budapest et Bayreuth, Gurrelieder et Turandot]. On se souviendra longtemps de l’âpre combat d’éclats de rire entre mère et fille, d’une méchanceté délectable. Enfin, Simone Schneider, qui bouleversait dans Vier leztze Lieder il y a six ans [lire notre chronique du 16 avril 2018], dote sa Chrysothemis d’un grave qui, depuis, s’est positivement développé sans priver l’aigu de son originelle rondeur suave, bien au contraire [lire nos chroniques de la Grande messe Op.37 de Braunfels et de Salome]. L’incroyable pureté du timbre demeure, qui prend désormais un envol éblouissant – le soprano allemand triomphe, ardemment ovationné par le public parisien.

Quelle soirée, quelle équipe, quelle œuvre !... Laissons conclure Stefan Zweig :
« L’apparition du jeune Hofmannsthal est et demeure mémorable comme celle du plus grand miracle de précoce achèvement ; je ne connais pas, dans toute la littérature mondiale, à l’exception de Keats et de Rimbaud, un autre exemple d’une telle infaillibilité dans la maîtrise de la langue à un âge aussi tendre, un coup d’aile d’une telle envergure vers le monde idéal, une telle plénitude de la substance poétique jusque dans les moindres lignes, qui soit comparable aux dons de ce génie grandiose, lequel, dans sa seizième et sa dix-septième année, s’est inscrit dans les annales éternelles de la littérature allemande avec des vers inoubliables et une prose qui n’a pas encore été surpassée » (in Die Welt von Gestern, 1934-1942 ; version française de Jean-Paul Zimmermann, Le monde d’hier, Les Belles Lettres, 2013).

BB